LE LEGS DE L'ORIENTALISME FRANÇAIS
UN HERITAGE Á EXPLOITER
MUS, Paul (1902-1969)
Présentation
Présenter Paul Mus, c’est présenter un parcours singulier qui le situe au croisement d’héritages scientifiques hétéroclites dont il saura faire une synthèse entièrement personnelle. Tout comme son maître Przyluski, Paul Mus construit sa pensée d’un point de vue ‘asien’.
Né en 1902 à Bourges, il rencontre le terrain indochinois dès l’âge de cinq ans, lorsque son père est nommé fonctionnaire à Hanoi (1907). Le jeune Paul reçoit de cette première dizaine d’années une impression durable. Il y passe son adolescence, puis vient au début des années 1920 faire ses études supérieures à Paris. Là, il acquiert une vaste formation auprès de plusieurs sommités : il suit l’enseignement du philosophe Alain, du sociologue Marcel Mauss et du sinologue Marcel Granet. L’apprentissage des langues anciennes et vivantes de l’Asie est également l’occasion de côtoyer grands maîtres et passeurs : Arnold Vissière (chinois), Louis Renou (sanskrit), Sylvain Lévi (sanskrit, tibétain, pāli), Édouard Lorgeou (siamois), Pierre Guesde (khmer).
Recruté par l'École Française d'Extrême-Orient, il retourne en 1927 en Indochine, en même temps qu’il publie ses premiers écrits sur le monde indien (cf. « Le Bouddha paré. Son origine indienne. Çākyamuni dans le Mâhayanisme moyen », BEFEO XXVIII, 1929) avec un premier regard vers le Champa (« L'inscription à Vâlmiki de Prakâçadharma (Trà-Kiêu) », BEFEO XXVIII, 1929). Angkor, où il réside deux années durant, constitue son premier terrain professionnel, auquel il vouera plus tard un ouvrage encore inédit (« Masques d’Angkor »). Il part ensuite effectuer diverses missions à Java ou au Champa - dont il devient l’un des meilleurs ethnographes- non sans compléter consciencieusement sa documentation grâce à la bibliothèque de l’Ecole, à Hanoi.
Installé au carrefour de plusieurs disciplines qu’il manipule avec maestria - orientalisme, anthropologie, archéologie – il lance en 1935 son monumental « Barabudur: esquisse d'une histoire du bouddhisme fondée sur la critique archéologique des textes ». Plus que le titre ne le laisse entrevoir, il s’agit d’un premier bilan d’une érudition exceptionnelle au service d’un esprit puissant, confronté plusieurs années durant au fait religieux asiatique. Après cette nouvelle décennie de terrain, il revient en France en 1936. Pétri d’une science et d’une expérience imposantes, il commence à prodiguer publiquement son savoir et à enseigner (Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Société Française de Philosophie, E.P.H.E.) notamment à travers une série de conférences ou d’articles qu’il publie : « L'Inde vue de l’Est », « Le symbolisme d’Angkor Thom », « La Tombe vivante », etc. Plus abordables que le Barabudur, ces textes brefs sont une voie privilégiée pour accéder à la pensée de Mus, comme l’illustre bien « La Tombe vivante ».
Cette dernière est une explication du bouddhisme en tant que religion des stûpas, dont la grammaire des formes, esquissée par l’auteur, nous montre qu’elle perpétue les anciennes croyances relatives à la mort dans la koinè de l’Asie des Moussons. C’est d’ailleurs, pour Mus, ce qui explique son succès, d’un bout à l’autre du continent asiatique. Si l’on peut à bon droit y voir une brillante lecture des faits bouddhiques, rien n’empêche d’y trouver, comme y invite le titre, une leçon sur cette religion première de l’écharpe des Moussons qu’est le culte du sol et des ancêtres associés. C’est l’un des apports essentiels de l’auteur que de montrer dans ses écrits qu’aux faits indiens classiques préexistent des faits religieux autochtones, très anciens.
Derrière une démarche complexe et foisonnante, l’orientaliste dégage les principes d’une sociologie religieuse de temps long, qu’on peut résumer comme suit : confrontant systématiquement les faits moraux (textes et pensées) aux faits matériels (architectures, iconographies, rituels), il utilise les seconds pour éclairer le sens caché des premiers. Sont alors dévoilés les invariants d’un sentiment religieux ‘asien’ encore valide de nos jours : distinct d’un animisme primitif, celui-ci se manifeste par une relation triangulaire entre la divinité du sol, la communauté des hommes et un jeu d’intermédiaires représentant ces derniers : la tombe vivante, d’une part, l’officiant religieux (chargé du culte aux ancêtres familiaux : prêtre, médium, chef politique) de l’autre.
La portée d’une telle leçon, développée ailleurs, est vaste. En plaçant dans une même « série ethnographique » l’intégralité des plastiques funéraires asiennes - pierre-génie vietnamienne, poteau funéraire du Golfe du Bengale, Kut cham, temple khmer, linga indien, stûpa tibétain, népalais, etc.– il pénètre au cœur d’une religiosité difficilement préhensible parce que formellement variée. Ainsi, l’eschatologie sous-jacente à ces pratiques funéraires est-elle sensiblement identique : en donnant une place vivante au défunt sous la forme d’une tombe plus ou moins personnifiée, la communauté s’assure un contact avec la divinité du sol tout en résorbant l’angoisse métaphysique inhérente à l’attente de la mort. Il y va d’ailleurs du simple défunt comme du Buddha. Sa thèse, publiée en 1939, - « La Lumière sur les Six Voies », une étude critique de textes bouddhiques sur la transmigration - se comprend comme une application des principes qui y sont esquissés, et dont elle est une manière d’aboutissement.
La guerre interrompt cette production. Les circonstances conduisent Paul Mus à reposer au lendemain du Second conflit mondial le problème des croyances religieuses asiennes, du point de vue cette fois du volant vietnamien, et sous une forme beaucoup plus engagée (« Vietnam, sociologie d’une guerre », 1952). C’est là l’essentiel de ses publications, la poursuite de son œuvre « bouddhiste » et indienne demeurant inédite, ou délivrée par fragments, heureusement regroupés par le sociologue Serge Thion (L’ Angle de l’Asie, Hermann, 1977 ; « The Iconography of an Aniconic Art, RES,1987, Barabudur, Arma Artis, 1990).
[Pour mieux apprécier l'unité de pensée du savant orientaliste derrière une production complexe et foisonnante, et lister l'essentiel de ses travaux, se référer à la présentation détaillée par Grégory Mikaelian à propos de l'article réédité de Paul Mus, « La Tombe Vivante », in Péninsule, n°47, 2° semestre 2003 : 5-26 .]
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