BULLETIN DE L'AEFEK n° 23
ISSN 1951-6584
Juillet 2020
SOMMAIRE
À propos des types de structuration sociale en pays khmer : deux extraits de la thèse d'histoire de Marie Aberdam – Élites cambodgiennes en situation coloniale, essai d’histoire sociale des réseaux de pouvoir dans l’administration cambodgienne sous le protectorat français (1860-1953), Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2019, 958 p. – remaniés pour l'AEFEK
Réseau de pouvoir, maison, clientèle, à propos de quelques notions en usage au sein des études khmères
Jacques Népote, dans son anthropologie de la parenté au Cambodge, emploie des concepts et notions qui, s’ils sont évocateurs des subtilités du modèle cambodgien, ont pu poser différents problèmes de définitions. Celles-ci n’ont pas tant varié qu’elles se sont complexifiées à la mesure des recherches et selon les sujets abordés par l’anthropologue. Sa disparition a laissé inachevé nombre de projets, notamment une base de données des personnalités politiques à travers laquelle ces concepts - notamment maison, réseau de pouvoir, clientèle - auraient pu trouver à s’illustrer. Nous nous proposons ici de revenir sur certains termes du vocabulaire de Jacques Népote tels que nous les avons employés dans notre thèse de doctorat d’histoire sociale.
Réseau de pouvoir
« Il serait sans doute intéressant qu’un de ces politologues qui savent détailler la moindre anecdote de l’histoire du PC khmer et des mouvements de libération s’attache enfin à une socio-histoire réelle des réseaux familiaux de pouvoir. » [1]
S’atteler à une histoire sociale du parti communiste cambodgien à partir d’une histoire politique de l’idéologie khmère rouge, voici en substance le programme de Jacques Népote lorsqu’il ébauche en 1992 un portrait de la famille élargie qui a dirigé le Kampuchea Démocratique (1975-1979). Cette notion de famille élargie ou réseau familial de pouvoir que nous abrégeons en réseau de pouvoir est à la fois vague et évocatrice et mérite d’être précisée puisqu’elle n’emprunte pas, dans les études cambodgiennes, au vocabulaire de l’analyse de réseau et de l’histoire quantitative au sens strict [2].
Dans les travaux de Jacques Népote, elle désigne une structure d’échanges procédant des logiques relationnelles qu’entretiennent des groupes partenaires. Au Cambodge, ces logiques relationnelles sont déterminées par la parentalité, c’est-à-dire par l’interprétation des règles de l’alliance et de la filiation. Qu’il s’agisse d’échanges politiques, religieux, territoriaux ou économiques, ils sont décrits comme des échanges familiaux au sein d’une structure parentale. Dans toute la société, la stratification sociale s’exprime à travers le vocabulaire de la classe d’âge et la déviance sociale s’entend comme une inversion des rapports d’âge ou bien comme l’absence de cadre familial. Les réseaux prennent donc la forme des chaînes relationnelles familiales - réelles ou symboliques [3] - dont peuvent se prévaloir les individus pour établir des échanges : en pratique leur rang d’âge propre et le rang de leur « famille » par rapport aux autres « familles ». Ces positionnements déterminent la quantité et la qualité de leurs interactions avec leur milieu, soit leur capacité à les mettre en valeur et à produire, reproduire ou créer des interactions entre partenaires [4]. Ces interactions forment l’espace social de chaque individu si nous reprenons la définition de l’espace social par Georges Condominas [5], et l’ensemble des interactions entre les individus forme l’espace social du groupe si nous suivons la description qu’en donne Pierre Bourdieu [6].
Ce que Jacques Népote appelle un réseau de pouvoir est alors la chaîne relationnelle associant les membres d’une famille avec d’autres familles lorsque cette chaîne leur permet d’exercer le pouvoir politique. C’est une structure d’échange dont la finalité est la domination culturelle, sociale et économique de la société cambodgienne. L’efficacité du réseau détermine sa qualité : toutes les familles cambodgiennes forment des chaînes relationnelles avec des familles partenaires de leur espace social, interactions qui sont conditionnées par leur niveau social, leur patrimoine culturel et économique, leurs pratiques religieuses, leur territorialisation [7], et exprimées à travers le vocabulaire de la parenté. Mais seules les structures d’échanges qui permettent effectivement à leurs membres d’exercer un pouvoir politique sont qualifiées de réseaux de pouvoir [8]. Comment déterminer lesquels des réseaux sont à même d’assurer ce pouvoir ? Le réseau de pouvoir typique décrit par Jacques Népote serait celui qui associe une famille princière avec des familles « mandarinales », le réseau ayant alors pour fonction de soutenir les prétentions dynastiques d’un candidat au trône et d’offrir des postes dans son administration aux membres de son réseau [9]. Depuis au moins le XVIIe siècle, ces réseaux de pouvoir cambodgiens s’allient ou s’associent également aux réseaux commerçants présents dans la péninsule et agrègent dès lors les groupes allogènes maîtrisant les circuits des échanges économiques [10]. Dans le cas du Kampuchéa Démocratique, Jacques Népote décrit comment le « noyau dirigeant [est] composé d’un lignage « féminin » [matrilinéaire] centré sur deux sœurs [Khieu Ponnary et Thirith], un paṅ dī muoy [frère aîné n°1, Saloth Sar alias Pol Pot] allié au Palais par une sœur, un porte-parole officiel [Khieu Samphan] précisément sans appui féminin etc. » [11]
Maison
« Ainsi, à un échelon social intermédiaire, les familles qui, sans être princières, ne sont plus à proprement parler roturières du fait de leur participation au mandarinat, voire de leurs alliances avec des membres de la Famille royale, se trouvent à cheval entre deux systèmes de référence, celui des Princes et celui du peuple. » [12]
Tout en s’inscrivant dans le modèle de parenté général, les réseaux de pouvoir diffèrent cependant du reste de la société du fait de leurs liens avec les réseaux exogènes - chinois, « malais », vietnamiens - et surtout avec la « maison royale du Cambodge » ainsi que Jacques Népote qualifie la famille royale khmère. Claude Lévi-Strauss définit une maison comme une :
« Personne morale détentrice d’un domaine qui se perpétue par transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres en ligne réelle ou fictive, tenue pour légitime à la seule condition que cette continuité puisse s’exprimer dans le langage de la parenté ou de l’alliance, et, le plus souvent, des deux ensembles. » [13]
Jacques Népote considérait ainsi comment les dirigeants successifs du pays se sont transmis ou se sont saisis du pouvoir en employant le vocabulaire de la parenté pour légitimer leur souveraineté sans pour autant pouvoir véritablement reconstituer leurs généalogies sans en inventer de larges segments. La notion de maison permet en effet de prendre une certaine distance d’avec la définition anthropologique du lignage [14] : les familles cambodgiennes ne sont pas à même de reconstituer leurs généalogies sur de nombreuses générations ainsi que le feraient les représentants d’une société lignagère [15]. Elles reconnaissent cependant comme parents de très nombreux contemporains avec lesquels elles ignorent ou dissimulent leur degré exact de parenté [16] . Il est donc délicat d’appliquer les méthodes sérielles d’analyse de réseaux de parenté du fait des nombreuses zones d’ombre dans les généalogies, en ce que ces zones d’ombre doivent être étudiées pour elles-mêmes, en tant que données de parenté [17]. La notion de maison permet de rendre compte à la fois de l’omniprésence des logiques d’alliances et de filiation entre groupes et personnes et de la relative pauvreté de la substance généalogique identifiable, notamment parce que ces processus peuvent être symboliques [18]. Trait d’union entre le simple fait biologique et l’imaginaire social, la maison sert alors d’image pour exprimer la réunion des acteurs décrits comme des parents ayant un but commun et reconduisant pour ce faire leurs relations d’échange [19]. Au-delà de la « maison royale » elle-même, la notion de maison peut donc s’appliquer aux différents segments composant les réseaux de pouvoir cambodgiens en ce qu’ils se réclament d’une appartenance à la « maison royale » - par alliance ou ascendance - d’une part, et qu’ils se revendiquent membres d’une même famille élargie dont ils œuvrent à la perpétuation d’autre part.
Famille cambodgienne, 1897-1898, par Salles Firmin, aristotype 12X17, côte FR ANOM 8Fi104A/170, © ANOM sous réserve des droits réservés aux auteurs et ayants droit.
Cette relative fluidité de la notion de maison, puisqu’elle prend en compte tant le langage symbolique de la parenté que la parenté réelle, permet de comprendre comment la société élitaire fonctionne, mais également comment l’État royal se structure [20]. Car la forme de ces structures d’échange ou réseaux de pouvoir et la forme qu’ils donnent à la société considérée sont bien difficiles à cerner, d’où les limites à l’emploi du vocabulaire du lignage. Pour décrire les relations de pouvoir au Cambodge, les administrateurs français, puis les orientalistes et enfin les chercheurs ont pu osciller entre le vocabulaire de la « féodalité » et celui du « clientélisme » lorsqu’il s’est agi d’analyser l’organisation sociale et administrative. Les maisons de l’élite entretiennent en effet des relations de parentalité avec la maison royale - relations dites féodales par certains [21]. L’État royal tel qu’il apparaît alors sous la plume de Jacques Népote est un domaine commun aux diverses maisons du pays khmer dont l’une d’entre elles tente de capter l’héritage. Cet État s’incarne à travers les relations de parentalité - toutes les relations exprimées à travers le vocabulaire de la parenté sans systématiquement en procéder - entretenues entre un ensemble de familles collaborant parfois, s’affrontant souvent. L’État royal cambodgien est alors bien une structure d’échange à travers laquelle ces familles se réunissent ou pour laquelle elles se combattent, en ce qu’il est l’expression normalisée de ces associations et de ces conflits [22].
Les travaux de Claude Lévi-Strauss sur la notion de maison permettent également de questionner la notion d’indifférenciation employée pour qualifier certains modèles de parenté. Les sociétés « à maisons » exploitent ainsi des logiques de filiation patrilinéaires et matrilinéaires de manière quasiment opportuniste afin de légitimer les droits à l’héritage de leurs descendants. Jacques Népote considérait la hiérarchisation de ces logiques de filiation employées par les maisons khmères en fonction du contexte et notamment du rapport de force entre réseaux de pouvoir, la fonctionnalité assignée à ces logiques de filiation et leur caractère combinatoire. Dans une société « à maisons », il est ainsi possible de réécrire le récit de filiation pour permettre des alliances : la logique d’alliance prime alors sur le principe de filiation. Il décrivait notamment comment le principe de succession patrilinéaire appliquée aux fonctions et titulatures dans la « maison royale » est perpétuellement concurrencé - du fait des mariages entre princes et roturiers - par les principes matrilinéaires commandant aux logiques d’alliances dans la société roturière [23].
Clientèle
« Sur chacun des mandarins viennent ensuite se greffer, en la personne des ‘clients’, les réseaux de clientèles ». [24]
Le vocabulaire du clientélisme est enfin employé par de nombreux auteurs des études khmères car chaque famille cambodgienne entretient - en dehors de la parenté cognatique - des liens de parentalité avec des parents classificatoires que l’analyse anthropologique stricto-sensu aurait du mal à assimiler à des membres du lignage. Or ces voisins, ces familiers, ces subalternes et dépendants font bien partie de la maison de leur « patron » au sens où ils œuvrent à sa perpétuation et se réclament de son héritage [25]. Le terme de clientèle pourrait être critiqué puisqu’il renvoie à l’histoire sociale et politique de la Rome républicaine et impériale. Il exprime cependant bien à la fois le caractère inégalitaire de la relation personnelle entre un dominant et un dominé, la logique de réciprocité, mais aussi la logique d’interdépendance dans l’échange [26]. Au Cambodge, la restriction à l’usage du terme clientèle pour qualifier des associés viendrait non pas tant de la nature du lien social qui les unit ou de son objet - un échange généralisé de services - mais de sa temporalité et de ses conditions d’évolution. La relation de clientèle suppose en effet des interactions de longs termes entre les parties [27]. Or au Cambodge, cette relation peut être de très courte durée et elle n’est jamais exclusive : on peut être soit concomitamment soit successivement le « client » de plusieurs « patrons » [28], un élément qui est justement typique des relations de parentalité dans les sociétés « à maisons » [29].
Le terme de clientèle est donc employé dans les études khmères pour qualifier les subalternes d’un grand personnage avec lesquels il entretient une association, exprimée à travers le vocabulaire de la parenté, vocabulaire compris alors comme le langage symbolique de l’échange. Car la notion de clientèle - parce qu’elle n’est pas issue du vocabulaire de la parenté - permet de considérer comment les logiques d’association empruntent à l’imaginaire de la parenté, sans toutefois s’y substituer.
Dans les conceptions khmères, un client est un kūn, un « enfant », un kmuoy, un « neveu » ou un kūn kmuoy « ni un enfant, ni un neveu », soit un subalterne assimilé à un descendant ou un collatéral cadet avec lequel on entretien « comme » des relations de parenté, mais que personne ne confondrait avec un véritable parent cognatique [30]. Le groupe alors formé par les associés est une « structure en abîme (…) qui s’articule toujours étroitement et de façon structurelle, à d’autres formes de relations sociales » [31]. Un cadet classificatoire a ainsi vocation, en fonction de la qualité des échanges qu’il entretient avec son aîné, à devenir un parent par alliance.
Pour tenter de distinguer toutes les formes de relations sociales décrites à travers les sources comme des relations de parentalité, on peut distinguer les associés - lorsque les personnes sont réunies par un lien « contractuel » - des alliés - lorsque les personnes entretiennent des relations d’alliance ou de filiation avérées. Le terme de maison permet d’observer le groupe qui réunit ces deux formes de coopération sociale : les alliés et leurs clients ou associés forment ensemble une maison. Le terme réseau de pouvoir s’applique particulièrement à la description des relations entre les individus et à l’objet de leurs interactions lorsque le terme maison permet d’évoquer l’identité du groupe formé par ces échanges. Ces distinctions permettent de considérer chaque segment de la société cambodgienne à la fois comme des entités propres - maison par maison - mais également d’observer comment ces structures peuvent se dissoudre et se recomposer, en formant un nouveau réseau avec de nouveaux partenaires en fonction du contexte.
Marie ABERDAM
CHAC - SIRICE, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
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(1) Népote, Jacques, Parenté et organisation sociale, dans le Cambodge moderne et contemporain, quelques aspects et quelques applications du modèle les régissant, Genève, Olizane, 1992, p. 168.
(2) Lemercier, Claire, « Analyse de réseaux et histoire de la famille : une rencontre encore à venir ? », Annales de démographie historique, 2005/1, n°109, pp. 7-31.
(3) Notamment parenté spirituelle, Bergès, Michel, « Claude Lévi-Strauss et les réseaux, parenté et politique », Klesis, revue philosophique, n°10, 2008, pp. 1-33, version revue et augmentée publiée par Les classiques des sciences sociales, Université du Québec à Chicoutimi, pp. 36-40.
(4) Népote, J., Parenté… op.cit., pp. 12-62, 119-121.
(5) Condominas, Georges, L’espace social à propos de l’Asie du Sud-Est, Paris, Flammarion, 1980, 539 p.
(6) Bourdieu, Pierre,« Espace social et genèse des « classes », Langage et pouvoir symbolique, (1982) (1991), Paris, Fayard, 2001, pp. 293-323.
(7) La territorialité est « le dispositif par lequel les sociétés construisent et maintiennent leur organisation spatiale ». La territorialisation des populations procède de leur inscription hiérarchisée dans un dispositif de contrôle des phénomènes et des relations sur une zone géographique délimitée, v. Sack, Robert D., Human Territoriality, Its Theory and History, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, pp. 19-20, 216.
(8) Les dites gruosār anak dhaṃ « les grandes familles » ou « familles de ceux qui sont grands », Népote, J., Parenté…, op.cit., p. 65.
(9) Népote, J., Sisowath Ravivaddhana Monipong, État présent de la maison royale du Cambodge, Courbevoie, Institut de la maison royale du Cambodge, 1994, pp. 15-26. V. Mās, « Les recommandations du vieux Mās (1828-1907) », édité par J. Népote, Péninsule n°57, 2008/2, pp. 43-55.
(10) Notamment Guérin, Mathieu, « Stratégies d’affaires, itinéraires croisés d’un négociant chinois et d’une famille de fonctionnaires cambodgiens à l’époque du Protectorat français », Vingtième Siècle, 2016/4, n°132, pp. 77-96; Mikaelian, Grégory, La royauté d’Oudong, réformes des institutions et crise du pouvoir dans le royaume khmer du XVIIe siècle, Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne, 2009, pp. 251-263, pp. 286-289; Népote J., « Les nouveaux sino-khmers acculturés : un milieu social perturbateur ? » Péninsule n° 30, 1995, pp. 133-154 ; Id., Parenté…, op.cit., pp. 109-110 ; Vienne, Marie Sybille de, « Réseaux de pouvoir sud-est asiatiques contemporains, les sources », Péninsule n°26, 1993/1, pp. 105-116.
(11) Népote, J., Parenté…op.cit., p. 168. Sur les réseaux de pouvoir khmers rouges et contemporains, Suong Sikœun, Itinéraire d’un intellectuel khmer rouge, Paris, les Éditions du Cerf, 2013, 538 p. ; Mikaelian, G., « Pour une relecture du jeu politique cambodgien : le cas du Cambodge de la reconstruction (1993-2005) », in Forest Alain (dir.), Cambodge Contemporain, Paris, Bangkok, Indes Savantes, IRASEC, 2008, pp. 141-188.
(12) Népote, J., ibid., pp. 194-195
(13) Lévi-Strauss, Claude, La voie des masques, Paris, Plon, 1979, p. 175. V. également, Id., Paroles données,Paris, Plon, 1984, pp. 190-239.
(14) Bergès, M., « Claude… », art.cit., pp. 22-34.
(15) Népote, J., Parenté…, op.cit., pp. 126-127.
(16) Népote, J., ibid., pp. 54-62 notamment.
(17) Barry, Laurent, Michaël, Gasperoni, « L’oubli des origines. Amnésie et information généalogiques en histoire et en ethnologie », Annales de démographie historique, n° 2, 2008, pp. 53-104 ; Gasperoni, M., « La notion de réseau de parenté », Première rencontre du Res-Hist, 26-28 septembre 2013, Maison des Sciences Humaines, Nice, https://reshist.hypotheses.org/74.
(18) Népote, J., Parenté…, op.cit., pp. 126-127.
(19) « En effet, la ‘maison’ est ‘inventée’ (que l’on est loin, là des structures sociales ‘inconscientes’ !) pour unifier des groupements rendus fragiles par l’élargissement des familles. Elle permet d’immobiliser, d’hypostasier, de fétichiser sous forme fantasmatique les relations d’alliance entre preneurs et donneurs de femmes, sources permanente de conflits d’intérêt. La représentation consciente de la maison, le décor, l’espace, l’architecture, la répartition des habitants, tout son symbolisme reflète et structure le système des rapports sociaux », Bergès, M., « Claude…», art.cit., p. 28. V. Népote, J., ibid., pp. 127-131. Pour des études de cas détaillées dans des espaces sociaux de différentes échelles, V. Macdonald, Charles (dir.), De la hutte au palais : sociétés « à maison » en Asie du Sud-Est insulaire, Paris, CNRS, 1987, 218 p. Sur l’articulation maison anthropologique/maison habitat au Cambodge : Népote, J., « Comprendre la maison cambodgienne II », Péninsule n°49, 2004/2, pp. 5-95 ; Id., « Comprendre la maison cambodgienne I », Péninsule n°47, 2003/2, pp. 91-154.
(20) La notion de maison serait le « ‘chaînon manquant’ entre parenté et politique », Bergès, M., « Claude…», art.cit., p. 34.
(21) Thế Anh, « La féodalité en Asie du Sud-Est », in Bournazel, Éric, Jean-Pierre Poly (dir.), Les féodalités, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, pp. 683-714, notamment p. 695.
(22) Nguyễn Thế Anh, ibid. ; Népote, J., Sisowath R. M., État…, op.cit., pp. 15-26. V. l’étude de la transition entre « État à maisons », « État dynastique » et « État bureaucratique » par P. Bourdieu dans « De la maison du roi à la raison d’État, un modèle de la genèse du champ bureaucratique », Actes de la Recherche en Sciences sociales, n°118, 1997, pp. 55-68, s’appuyant notamment sur les travaux du moderniste Denis Richet.
(23) Népote, J., Sisowath R. M., État…, op.cit., pp. 15-26.
(24) Népote, J., Parenté… op.cit., p. 188.
(25) Strauss, C., Paroles données, op.cit., pp. 199-200.
(26) Hilgers, Tina, « Clientelism and conceptual stretching: differentiating among concepts and among analytical levels », Theory and Society, Vol. 40 n°5, September 2011, pp. 567-588 ; Lécrivain, Valérie, Clientèle guerrière, clientèle foncière et clientèle électorale, histoire et anthropologie, Dijon, éditions universitaires de Dijon, 2007, 250 p.
(27) Piel, Christophe, « Les clientèles, entre sciences sociales et histoire, en guise d’introduction », Hypothèses, 1991/1 (2), pp. 119-129.
(28) Népote, J., Parenté…, op.cit., p. 124, pp. 13-37, 113-121.
(29) Bergès, M., « Claude… », art.cit., pp. 30-34.
(30) Mikaelian, G., « Le souverain des Kambujā, ses neveux jöraï, ses dépendants kuoy et pear. Un aperçu de la double légitimation du pouvoir dans le Cambodge du XVIIesiècle. », Péninsule n°71, 2015/2, pp. 35-76 ; Népote, J., Parenté…, op.cit., pp. 78-79, p. 110.
(31) Piel, C., « Les clientèles… », art.cit., p. 122.
Parcours croisés de mandarins et secrétaires cambodgiens sous protectorat français (1863-1953)
La méthode prosopographique a pour vocation la comparaison de multiples profils biographiques afin d’étudier une institution ou un groupe social à travers l’histoire de ses membres. L’analyse des points communs et divergences entre les parcours de vie permet d’aborder un double contexte, à la fois le cadre général et le cas particulier [1]. Construire la prosopographie de cent-vingt personnels de l’administration mixte franco-khmère durant la période coloniale est une entreprise périlleuse à l’échelle des études khmères, notamment du fait de la qualité et de la quantité très variables des sources cambodgiennes et coloniales [2]. Du point de vue de l’histoire quantitative, ces cent-vingt fiches biographiques demeurent néanmoins une modeste ressource d’enquête, puisque des logiciels dédiés permettent aujourd’hui de comparer des milliers de données concernant des milliers d’individus [3]. Le but de cette note est de proposer un aperçu de la démarche prosopographique dans le cadre spécifique des études khmères et des résultats qu’elle suggère quant à l’histoire des élites cambodgiennes en « situation coloniale » [4].
À travers la méthode prosopographique, notre thèse fait la démonstration de la perpétuation d’un pouvoir palatial durant toute la période coloniale, malgré les réformes administratives introduites par l’État colonial et la main-mise de la Résidence de France sur les affaires politiques cambodgiennes. S’il a notamment perdu sa capacité à dire et faire la loi et à percevoir des sources de revenus, le Palais demeure le cœur de l’espace politique des Cambodgiens, notamment parce qu’il contrôle toujours la stratification sociale des élites à travers sa politique matrimoniale. Les générations de mandarins nés durant le protectorat n’ont d’autre choix que de débuter leur carrière dans les bureaux résidentiels en tant que secrétaires-interprètes : c’est ainsi que la Résidence entend former des personnels compétents. Cependant, ce sont les postes à responsabilité dans l’administration indigène qui demeurent les vecteurs de l’honorabilité sociale et l’enjeu d’une forte compétition sociale et politique. Lorsqu’ils appartiennent à cette ex-administration royale passée sous contrôle de l’administration résidentielle, les personnels cambodgiens sont ainsi sous les ordres des ministres khmers qui, s’ils répondent aux injonctions de la Résidence, disposent d’une large marge de manœuvre quant à la conduite de leurs missions. C’est particulièrement le cas au Palais d’où rayonne sensiblement le pouvoir du roi Sisowath (r. 1904-1927) sur les affaires concernant les princes et mandarins du royaume par le biais des menées de son ministre Thiounn (c. 1864-1946). Thiounn, dont l’historiographie a fait le « collaborateur » par excellence du pouvoir colonial [5], œuvre néanmoins à l’affirmation de la maison du prince puis roi Sisowath à travers sa participation à sa politique lignagère et clientélaire [6]. Membre de la clientèle du prince - par le biais de la famille Poc - il met en œuvre la transition politique voulue par les Français après le règne de Norodom (r. 1860-1904), transition incarnée cependant par les alliés et associés du roi Sisowath.
Parmi ces alliés et associés du roi Sisowath qui vont contribuer à l’affirmation de sa maison à la fin de XIXe siècle puis soutenir son règne après 1904, la famille Boun Chan, alliés des Poc-Thiounn [7]. Leur patronyme est initialement le nom personnel d’un directeur du trésor royal du roi Norodom, Boun Chan (décédé avant 1901), oknha phinit vinichhay à huit pans de dignité entre c. 1882 et 1897. Il est le père de Boun Chan Mongkon (1880-1949) et Kon Ton (né c. 1884). Ces derniers suivent des formations franco-khmères et peuvent ainsi se présenter comme de futurs fonctionnaires modèles au sein de l’administration coloniale. Le premier débute comme élève-interprète au service du premier bureau - la comptabilité - de la Résidence supérieure, vers 1899. Le second est qualifié d’instituteur du cadre de l’enseignement franco-khmer vers 1905. Les héritiers du mandarinat palatial acquièrent alors les codes de l’administration française en tant qu’agents subalternes au service des cadres européens. Après son passage par le premier bureau, Boun Chan Mongkon officie comme second puis premier secrétaire du conseil des ministres entre 1902 et 1910. Il travaille alors au service du résident et des ministres dans ce qui devient le sommet de la hiérarchie du cadre des résidences pour les personnels indigènes. Grâce à cette transition par le conseil, il quitte ensuite le cadre des résidences pour devenir trésorier du Palais royal : en tant que mandarin, il gère alors notamment le patrimoine immobilier du roi Sisowath. En 1920, il devient gouverneur de province, jusqu’en 1935, date de sa retraite de l’administration [8]. On peut ainsi mettre en relation l’héritage paternel, le service au sein du bureau de la comptabilité de la Résidence puis le service au Palais. Né dans le milieu des élites « traditionnelles », Boun Chan Mongkon fait aussi figure « d’intermédiaire » entre le Palais et la Résidence [9]. Les Français recrutent alors un agent qui est certes formé en langue française mais qui est surtout à même de les renseigner sur le budget de l’État royal, son système de perception, ses pratiques de thésaurisation, ses contacts économiques, par le biais de son père Boun Chan, membre du trésor. En 1910, Mongkon hérite des anciennes attributions de son père puisqu’il officie lui-même au trésor royal. La mobilisation du patrimoine social des agents est donc centrale dans leurs perspectives de carrière au sein des institutions coloniales et dans les institutions indigènes réformées.
Bulletin individuel de note de Boun Chan Mongkon, vorac montrey de 2e classe, province de Kandal, 1927, Archives Nationales du Cambodge, Résidence supérieure 19725, Dossier personnel de Boun Chan Mongkonn, oudam montrey, 1917-1934, © ANC
En 1910, alors que Boun Chan Mongkon devient trésorier du Palais, son frère cadet Kon Ton, instituteur depuis 1905, entre lui aussi au Palais comme secrétaire [10]. La progression sociale de l’aîné profite au cadet, mais plus encore à l’ensemble du groupe familial et à leurs associés. Car Boun Chan Mongkon ne doit pas son parcours professionnel qu’à sa seule bonne réputation auprès des Français. Encore secrétaire des résidences, il a épousé le 30 avril 1901 Poc Lon, petite-fille du ministre de la justice Poc (1833-1907), et c’est par le biais de la recommandation du ministre qu’il devient sans doute subséquemment secrétaire du conseil des ministres vers mars 1902 [11]. Les familles mandarinales se perpétuent ainsi au sein des institutions coloniales : les parents soutiennent leurs héritiers, leur assurant postes et promotions et assoient ainsi leur réseau de pouvoir à la tête de l’administration.
La méthode prosopographique permet d’identifier les membres de ces réseaux de pouvoir à travers les traces généalogiques et les indices des formes de sociabilité entretenues par les agents conservés dans leurs dossiers de carrière. Le rôle de la parenté et de la sociabilité dans l’évolution des carrières paraît alors distinctement. Bien que le pouvoir colonial veuille contrôler le recrutement et choisir ses agents, le réseau social d’un personnel de l’administration est effectivement opérant quand il s’agit de soutenir son parcours professionnel : il existe un niveau « infra-étatique » à la pratique administrative découlant des activités des réseaux de parents et d’associés. Les carrières mais également les alliances et associations des membres d’un réseau de pouvoir répondent à des stratégies collectives et on peut donc mesurer l’efficacité d’un réseau à sa capacité à protéger et recruter des membres.
À travers la famille de son épouse Poc Lon, Boun Chan Mongkon intègre un vaste réseau mandarinal qui fait preuve d’une intense activité matrimoniale et clientélaire pour conserver à ses membres leur patrimoine social. Son beau-père Poc Duch, adjoint du ministre de la justice, fait notamment face en 1911 à un obscur scandale dont profite la Résidence pour le licencier du conseil des ministres. Poc Duch devient pourtant immédiatement directeur du protocole du Palais, sous les auspices du ministre Thiounn. Car dès avant 1899, le ministre Poc a été le « père nourricier » - ūbuk ciñcịm - de Thiounn, c’est-à-dire que Thiounn faisait partie de sa clientèle [12]. Symboliquement « frères » et quoi qu’il en soit « amis [13]», Thiounn et Poc Duch s’entraident donc et entravent alors les volontés de la Résidence : « maire » incontesté du Palais car il s’est rendu indispensable aux Français, Thiounn peut y donner refuge à ceux que l’administration a chassé. De « fils adoptif » - kūn ciñcịm - soit un client assimilé à un parent classificatoire, Thiounn devient ensuite un parent par alliance des Poc [14]. Respect de l’inégalité de statut mais réciprocité dans l’échange sont les maîtres mots d’une relation clientélaire réussie : lorsque le client Thiounn devient aussi voire plus puissant que ses patrons Poc, il est à même de négocier son statut social au sein de son réseau de pouvoir et de devenir lui-même un patron respecté de clientèle.
La prosopographie permet d’observer l’évolution du profil des agents au sein des administrations et au sein des réseaux de pouvoir. Certains de ces agents, issus de milieux privilégiés - mais à une échelle inférieure par rapport aux grands mandarins cités précédemment - appartiennent au mandarinat subalterne de la cour et de l’administration provinciale. Au début du XXe siècle, ces personnels subalternes du mandarinat khmer doivent faire face à deux enjeux : la mise en adéquation de leurs compétences et de leurs profils avec les exigences de la Résidence supérieure et la concurrence des enfants du haut mandarinat aux postes de secrétaires auxquels ces compétences et ces profils correspondent après les parcours de formation. Les ressources sociales du clientélisme permettent à certains de ces subalternes de parer à ces difficultés.
Sou Ket est né vers 1871 à Phnom Penh : son père Sou est certes un mandarin du roi, officiant au Palais, mais de rang intermédiaire (quatre pans de dignité). Comme le haut mandarinat, Sou engage ses héritiers sur le chemin de l’intermédiation et avant 1899, Sou Ket entre au premier bureau de la Résidence supérieure, la comptabilité. Il est alors un subalterne de Boun Chan Mongkon en tant que « simple secrétaire » - smīen[ 15]. Cette hiérarchisation statutaire s’explique peut-être par la distinction de leurs compétences - on ignore si Sou Ket maîtrise le français - mais également par la distinction de leur deux milieux sociaux d’origine. Vers 1900, alors au poste de smīen au conseil des ministres, Sou Ket sert de page au prince Sisowath Souphanouvong (c. 1886-c. 1955) qui est envoyé faire ses études en France [16]. Cette mission révèle la relation de patronage entre Sou Ket et la famille royale, le jeune prince étant servi et protégé durant son séjour à l’étranger par un membre de la clientèle de ses parents. En 1913, de retour au Cambodge, Sou Ket est remercié du service qu’il a rendu à la famille royale : il quitte le cadre des résidences et entre dans l’administration palatiale, où il travaille comme smīen du ministre Thiounn tandis que Mongkon est trésorier du Palais. Son statut de client et les services qu’il a rendus, son ancienneté et son parcours métropolitain permettent ensuite à Sou Ket de devenir kramakār - cadre subalterne de l’administration cambodgienne - en 1919. Il œuvre comme gouverneur adjoint ou pālāt’ dans la région capitale : à Bañā Ḹ (Ponhéa Lu), Kaṇtāl Sdịṅ (Kandal Stung) et finalement à Phnom Penh même. À une occasion au moins, en 1920, il se trouve sous les ordres de Boun Chan Mongkon, tout juste nommé gouverneur stagiaire de Kandal Stung.
Protégé par un prince Sisowath, Sou Ket fait carrière dans les services de la Résidence puis dans l’administration indigène sous le patronage des hommes de la clientèle de la famille Sisowath : Boun Chan Mongkon et Thiounn qui lui offrent des opportunités sociales et professionnelles en tant que clients d’une même maison. La multiplication des points de convergences au fil des parcours de ces différents individus - sans même compter les alliances matrimoniales - ne laisse pas de doute sur leur appartenance à un même espace social. À une échelle de responsabilité différente, les parcours de Boun Chan Mongkon et Sou Ket dans l’administration cambodgienne sous mandat colonial sont assez comparables : secrétaires-interprètes des résidences puis du conseil, personnels du Palais puis de l’administration provinciale. Leurs carrières démontrent que les élites cambodgiennes, dans leurs diversités sociales, ont intégré les instances coloniales selon le rang mandarinal de leur parenté et ainsi perpétué, à travers ces instances, tant les distinctions propres à leurs milieux d’origine que les relations hiérarchisées entretenues entre toutes les composantes de la société élitaire.
Marie ABERDAM
CHAC - SIRICE, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
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(1) V. notamment Delpu, Pierre Marie, « La prosopographie, une ressource pour l’histoire sociale », Hypothèse, n°18, 2015/1, pp. 263-274 ; Lemercier Claire, Emmanuelle Picard, « Quelle approche prosopographique ? » HAL archives-ouvertes, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00521512v2, 3 mai 2011, 25 p.
(2) Sur les sources de l’histoire contemporaine v. Guérin, Mathieu, À l’ombre du palmier à sucre, les campagnes cambodgiennes sous protectorat français à travers l’exemple de Kompong Thom, thèse pour l’HDR, EHESS, 2019, 449 p. ; Mikaelian, Grégory, « Monachisme bouddhique et parenté dans le Cambodge de la basse époque moyenne, note sur un ‘billet de licence matrimoniale’, fin du XIXe siècle », BAEFEK, n°22, décembre 2017 ; Népote, Jacques, « Sources de l’histoire du pays khmer et de la société cambodgienne, quelques considérations méthodologiques », Péninsule n°58, 2009/1, pp. 5-17.
(3) V. Poisson, Emmanuel, Mandarins et subalternes au nord du Viêt Nam, une bureaucratie à l’épreuve (1820-1918), Paris, Maisonneuve & Larose, 2004, 355 p.
(4) Soit la stratification sociale, culturelle et raciale procédant des interactions hiérarchisées entre « colons » et « colonisés », v. Balandier, Georges, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, Vol. 11, 1951, pp. 44-79.
(5) V. Aberdam, Marie, « Samdech Veang Thiounn, (1864-1946), interprète devenu haut dignitaire du royaume khmer sous l’administration française », BAEFEK, n°20, février 2015 ; Edwards, Penny, Cambodge, the Cultivation of a Nation, 1860-1945, Honolulu, University of Hawaï Press, 2007, pp. 64-94 ; Osborne, Milton E., The French Presence in Cochinchina and Cambodia, Bangkok, White Lotus, 1997 (1er édition 1969), pp. 249-251 ; Kiernan, Ben, How Pol Pot came to power, a history of communism in Kampuchea 1930-1975, London, Verso, 1986, p. 29 ; Vickery, Michael, Kampuchea, politics, economics and society, Sydney, Boston, London, Allen & Unwin, 1986, p. 5 ; Forest, Alain, Le Cambodge et la colonisation française, histoire d’une colonisation « sans heurts », 1897-1920, Paris, l’Harmattan, 1980, p. 83.
(6) Hormis les termes cambodgiens, les italiques font l’objet de définitions dans Aberdam, M., « Réseau de pouvoir, maison, clientèle, à propos de quelques notions en usage au sein des études khmères » BAEFEK n°23, juillet 2020.
(7) Aberdam, M., « La Généalogie politique des Pok-Thiounn, réflexion sur l’élaboration d’alliances dans la haute administration khmère du protectorat et leur postérité politique (c.1914-1992) », Péninsule, n°73, 2016(2), pp. 7-24. Sur l’orthographe du nom Poc [P̎uk], v. Id., Élites cambodgiennes en situation coloniale, essai d’histoire sociale des réseaux de pouvoir dans l’administration cambodgienne sous le protectorat français (1860-1953), thèse de doctorat en histoire, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, 2019, p. 564.
(8) Archives Nationales du Cambodge, fonds de la Résidence Supérieure (ANC) 17948, Dossier personnel de Boun Chun Mongkonn, oudam montrey, 1899-1935 ; ANC 19725, Dossier personnel de Boun Chan Mongkonn, oudam montrey, 1917-1934 ; ANC 17980, Dossier personnel de Boun Chan Mongkon, oudam montrey, 1899-1930 ; ANC 34712, Demande de pension de retraite d’ancienneté de service de Koun Thonn, oudam montrey de l’administration cambodgienne, 1941 ; ANC 19724, Dossier personnel de Koun Thonn, oudam montrey, 1916-1939 ; ANC 19830, Dossier personnel de Boun Chann Koun Thonn chauvaykhet, 1905-1939. V. Khing Hoc Dy, L’enseignement primaire au Cambodge depuis le Protectorat français jusqu’en 1975, Phnom Penh, Éditions Angkor, 2014, 166 p.
(9) Sur la notion d’intermédiaire en situation coloniale, Lawrance, Benjamin Nicholas, Emily Lynn Osborn, Richard L. Roberts, (éds.), Intermediaries, Interpreters and Clerks. African employees in the Making of Colonial Africa, Madison, The University of Wisconsin Press, 2006, 332 p.; Bhabha, Homi K., « Of minicry and man, the ambivalence of colonial discourse », in Cooper, Frederick, Ann Laura Stoler (éds.), Tensions of Empire, Colonial Cultures in a Bourgeois World, Berkeley, California University Press, 1997, pp. 152-160.
(10) ANC 34712; ANC 19724; ANC 19830.
(11) ANC 17948.
(12) Hess, Jean, L’Affaire Iukanthor, les dessous d’un protectorat, Paris, Félix Juven éditeur, [s.d.],p. 233.
(13) Thiounn se déclare « l’allié » de Poc Duch dans ANC 24338, Compte-rendu de la 158e séance du Conseil des Ministres du 4 décembre 1911 ; tandis que la famille Poc-Thiounn mentionne aujourd’hui leur amitié, entretien avec M. Thiounn Mumm [petit-fils de Thiounn et de Boun Chan Mongkon] et Mme Toth Putry, Rouen, 14/09/2017 ; entretien avec Mme Thiounn Catherine [arrière-petite-fille de Thiounn et Boun Chan Mongkon] et Mme Poc Yanine [arrière-petite-fille de Thiounn et Poc Duch] , Bourg La Reine, 08/09/2017. L’héroïne de Roland Meyer, Saramani, raconte également que son « grand-oncle » Um (1821-1902) est ami avec le prince Sisowath depuis leur jeunesse : il lui rend visite et le considère « comme un frère », Meyer, Roland, Saramani, danseuse khmèr, Paris, Pondicherry, Kailash, 1997 (1er édition 1919), tome II, Le Palais des quatre faces, p. 107. La relation sociale est assimilée à une fraternité et revêt donc un caractère de solidarité, v. Népote, J., Parenté et organisation sociale, dans le Cambodge moderne et contemporain, quelques aspects et quelques applications du modèle les régissant, Genève, Olizane, 1992, p. 145.
(14) V. Toth Putry, Lok BrịddhācāryPaṇḍit Juon Mumm [Le vénérable docteur Thiounn Mumm], Phnom Penh, Éditions Angkor, 2019, 199 p.
(15) Nous avons connaissance de la première affectation de Sou Ket grâce au dossier de Mongkon ANC 17948.
(16) Thiounn, Voyage du roi Sisowath en France, en l’année du cheval, huitième de la décade, correspondant à l’année occidentale 1906, royaume du Cambodge, traduit, présenté et annoté par Olivier de Bernon, Paris, Mercure de France, 2006, pp. 103-104, p. 123, 201, 223 ; ANC 20454, Dossier personnel de Ket Sou smien au conseil des ministres, smien du palais, kromokar de Ponhéa Lu, chaifaikhand de Kandal Stung, balat khand de Phnom Penh, 1902-1923.
IN MEMORIAM ÉTUDES KHMÈRES
Billet d'hommage à Michael Vickery
L'historien Michael Vickery est décédé le 29 juin 2017, à l'âge de 86 ans. Polyglotte exceptionnel, il parlait près d'une quinzaine de langues : Français, Russe, Allemand, Hollandais, Finois, Norvégien, Turc, Macédonien, Khmer, Malais, Thaï, Lao, Viêtnamien, Birman. Il s'était spécialisé dans l'histoire du Cambodge et, quoiqu'à moindre titre, de la Thaïlande. Le spectre de ses compétences et de ses intérêts était si vaste que ses publications comptent parmi les plus importantes à tous égards sur le Cambodge pré-angkorien, angkorien et post-angkorien, ainsi que sur la période contemporaine, à l'exclusion de celle du Protectorat qui ne l'intéressait que d'une façon plus distante.
Bachelor en langue Russe, diplômé de Civilisation française à la Sorbonne en 1951, Michael Vickery a préparé en 1977 une thèse de doctorat demeurée inédite à l'université de Yale, Cambodia After Angkor, the Chronicular Evidence for the Fourteenth to Sixteenth Centuries, qui repose sur une comparaison extrêmement fine des chroniques royales du Cambodge et du Siam.
Attaché à retracer l'organisation sociale du Cambodge ancien, il a révélé que la société khmère était structurée de façon sophistiquée avant-même ses premiers contacts avec l'Inde. Dans son ouvrage majeur, Society, Economics and Politics in Pre-Angkor Cambodia, The 7th-8th Centuries, Tokyo, 1998, Michael Vickery a privilégié les sources primaires khmères en attachant une grande importance à leur lieu de provenance dès lors qu'il s'agissait d'inscriptions lapidaires qu'il est le premier à avoir étudiées de façon systématique.
Ses derniers travaux, qui demeurent malheureusement inachevés, ont consisté à reprendre certaines de ses conclusions de 1998 pour les amender et à retracer, jusque dans la période angkorienne, des 9e-12e siècles, l'évolution – la promotion ou bien, au contraire, la dégradation de la situation sociale – de certaines groupes ou familles claniques, et à retracer le plus finement possible la mobilité des centres de pouvoir.
Polémiste infatigable, critique impitoyable de toute forme d'imposture, Michael Vickery a consacré une grande partie de son travail sur le Cambodge ou le Siam ancien, et notamment de très nombreuses publications consacrées au Cambodge contemporain, à dénoncer les à-peu-près, les discours répétés sans être vérifiés, les arguments d'autorité et les propos "politiquement correctes". Au demeurant, s'il était parfois dur et même violent dans ses critiques, il acceptait lui-même sans se formaliser, pourvu qu'elles soient argumentées, celles que l'on pouvait faire de certains de ses propres parti-pris progressistes ou de certaines de ses analyses marxistes dont la méthode commençait à dater, voire de l'obscurité de son style.
Michael Vickery (1931-2017)
Michael Vickery a longtemps été un "compagnon de route" de l'EFEO dont il connaissait mieux que quiconque toutes les publications. Sans rancune pour les difficultés qu'on lui avait opposées dans les années 1960-70, alors qu'il souhaitait accéder aux manuscrits de la bibliothèque de l'EFEO, il fait don à l'École de ses collections absolument uniques de périodiques cambodgiens de la période 1979-1989 (déposés à la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations – BULAC) ainsi que d'un important fonds de publications khmères des années 1960 conservé dans les locaux de l'EFEO à Phnom Penh, au Vatt Uṇṇalom, où, depuis 18 ans, il partageait un bureau. Tous les chercheurs sérieux qui l'ont connu et sollicité ont bénéficié de ses conseils et de son savoir encyclopédique. Ses amis garderont le souvenir de son exemplaire et intransigeante liberté intellectuelle, de son absolu désintéressement, mais aussi de son exceptionnel et invraisemblable sens de l'humour.
Olivier de Bernon
- Directeur d'études à l'EFEO -
Pour aller plus loin sur le parcours scientifique du chercheur américain, voir Grégory Mikaelian, « In memoriam de Michael Vickery (1931-2017), Péninsule, 76, 2018, pp. 14-37 .
In Memoriam Joseph Deth Thach (1975-2020)
par Grégory Mikaelian
L’idée d’un livre qui aborderait les temporalités du monde khmer dans leurs spécificités est née il y a plusieurs années.
C’était au cours d’une conversation avec notre collègue et ami Joseph Deth Thach, que nous appelions simplement Deth. Une de ces conversations menées à bâtons rompus que nous tenions régulièrement depuis qu’il enseignait le khmer et la linguistique aux Langues’O.
Joseph Deth Thach (1975-2020)
Pour être à chaque fois nouvelles, elles n’en respectaient pas moins une dialectique immuable : interrogeant l’étymologie d’un mot khmer, nos hypothèses s’affrontaient le temps de rompre une lance ; bientôt confrontés au mur de notre commune ignorance et des conditions de celle-ci, s’imposait à nous le constat du dépérissement des études khmères illustré par l’actualité du moment, toujours prodigue en la matière ; cet inventaire de mauvais augure portait Deth à formuler une idée par laquelle [...]
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SOURCES & DOCUMENTS
De Diego do Couto à Ernest Doudart de Lagrée
par Nasir Abdoul-Carime
Groslier, Bernard Philippe, Angkor et le Cambodge au XVIe siècle d'après les sources portugaises et espagnoles, Paris, Presses universitaires de France – Annales du musée Guimet, 1958, 194 p.
Quatre décennies après les travaux pionniers d’Antoine Cabaton sur des sources occidentales (hispaniques, bataves) relatives au royaume du Cambodge de la fin du XVIe siècle au XVIIe siècle [1] , est publié un recueil de notes complémentaires de chroniqueurs contemporains des tentatives d’avancées ibériques en péninsule indochinoise, tentatives amorcées magistralement rappelons-nous par la prise de Malacca en 1511 par les Portugais. Sous forme de notes de quelques lignes ou de plusieurs feuillets, ces bouts de savoir du XVIe siècle européen sur le royaume khmer (Camboia, Camboja, Camboxa) et sur la cité d’Angkor sont accompagnés d' un solide appareil scientifique mis en place par l’auteur de l’ouvrage, Bernard Philippe Groslier, le futur conservateur des monuments d’Angkor (1960-1975).
La pièce essentielle de l'ouvrage est un chapitre inédit du chroniqueur portugais Diogo do Couto découvert par le professeur C. R. Boxer à la bibliothèque des archives nationales de Torre do Tombo de Lisbonne [2] . Il contient la description la plus détaillée d’Angkor depuis le témoignage de l’ambassadeur chinois Tcheou Takouan à la toute fin du XIIIe siècle [3] ; cette description est basée, selon l’état de la recherche, sur le récit du frère capucin portugais Antonio da Magdalena qui visita la région aux alentours de 1585-1586.
Publié en 1958, l’ouvrage fut à sa parution et demeure aujourd’hui une référence en ce qui concerne cette période de l’histoire khmère et les premiers pas des Occidentaux dans la région [4] . Bon nombre d’auteurs de synthèse de l’histoire cambodgienne y ont puisé matière à leurs propres écrits.
L’AEFEK offre à ses internautes deux modes d’accès à cette publication aujourd’hui épuisée :
1. En version pdf téléchargeable
2. En version consultation en ligne
Sa lecture ou sa relecture doit nous inciter à nous interroger sur les nombreuses sources encore à exploiter dans les archives espagnoles et portugaises.
D'autant plus qu'à l'ère d'internet, les outils technologiques peuvent faciliter les premières démarches. Ainsi, pour les historiens maîtrisant la langue de Cervantès, les Archives générales des Indes ( Archivo General de Indias ) qui possèdent les fonds d'archives les plus importants sur l'histoire politique, économique, culturelle et sociale de l'ancien empire colonial espagnol propose un site internet dans lequel il est possible d'exploiter en ligne des sources numérisées du XVIe-XVIIe siècles en relation avec le terme "Camboya".
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[1] Voir Lombard, Denys, « Un grand précurseur : Antoine Cabaton (1863-1942) », Archipel, vol. n°26, 1983, pp. 17-24.
[2] C’est dans une communication présentée en 1954 au XXIIIe congrès des Orientalistes à Cambridge que le professeur Charles Boxer, éminent spécialiste de l’histoire de l’expansion coloniale maritime portugaise et hollandaise, annonça cette découverte. Il n’aura de cesse d’encourager B.P. Groslier à mener à bien l’édition scientifique de ce manuscrit dans le cadre d’une publication plus élargie sur les premières sources occidentales en relation avec le Cambodge.
[3] Cf. « Mémoires sur les coutumes du Cambodge », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 2, avril-juin 1902, pp. 123-177 (traduction du chinois de Tcheou Takouan, introduction et notes de Paul Pelliot)
[4] La recherche anglo-saxonne ne s’y est pas trompée en proposant une édition en langue anglaise : Smithies, Michael, Angkor and Cambodia in the Sixteenth Century : According to Spanish and Portuguese Source, Bangkok, Orchid Press, 2006, 186 p.
Monument en mémoire de Ernest Doudart de Lagrée (1823-1868) à Saint-Vincent-de Mercuze, son village natal (Isère)
Les débuts de l’historiographie de l’expansion coloniale française en Indochine et l’historiographie du Cambodge du XIXe siècle se croisent à double titre autour d’un nom emblématique, Ernest Doudart de Lagrée.
D’une part, envoyé à la cour d’Oudong début juin 1863 par l’amiral Pierre-Paul de La Grandière, gouverneur de la Cochinchine, le lieutenant de vaisseau Doudart de Lagrée contribue à convaincre le roi khmer de s’engager dans la signature d'un traité de Protectorat avec la France (le 11 août 1863) [1].
D’autre part, dans la lignée de la stratégie coloniale française en péninsule indochinoise, nommé commandant de la Commission d'Exploration du Mékong, le capitaine de vaisseau (depuis 1864) mène une expédition qui débute en juin 1866 pour remonter le fleuve Mékong avec comme objectif principal le repérage d’une route commerciale navigable reliant le delta dudit fleuve au sud du Viêt-Nam et la province chinoise du Yunnan. C’est lors de cette expédition qu’il décède d’épuisement et de maladie sur les contreforts de cette province, en mars 1868, dans la ville de Tong Tchouen [2] .
S’il n’est pas nécessaire de revenir ici sur le rôle de l’officier de la Marine dans l’implantation de la France impériale dans la basse-vallée du Mékong, le profil du personnage mérite d’être mieux souligné.
Pour le Cambodge, Doudart de Lagrée est l’archétype de l'administrateur civil et militaire – d’avant l’ère des savants et de l’EFEO – qui se positionne comme un découvreur de la culture et de l’histoire du pays à gérer et comme un transmetteur de ce savoir acquis en autodidacte auprès de ses concitoyens de métropole. Dans cette lignée d’éclaireurs, après lui, nous retrouvons pour les plus connus, Jean Moura, Etienne Aymonier ou Adhémard Leclère.
Pourtant, dans le cas Doudart de Lagrée, s’il a pu accumuler croquis, estampages d’inscriptions, manuscrits sur ôles, traduction de textes khmers [3], notes archéologiques et historiques en un temps limité (1863-1868), il a conscience de l’état brut de ces matériaux qui nécessitent d’être soumis à des interrogations plus poussées et à des réajustements d’analyse que seul un travail dans la durée peut permettre d’accomplir. Mais sentant ses dernières forces l’abandonner dans le sud de la Chine, il demande à ses compagnons de détruire tous ses papiers après sa mort ; il se justifie dans une de ses dernière paroles rapportées par le Dr Joubert présent à ses côtés : « l’œuvre d’un homme ne peut être achevé que par lui-même » [4].
Aussitôt après son décès, ses papiers personnels présents à Tong Tchouen sont effectivement brûlés. Mais fort heureusement pour les historiens, ses notes et études en dépôt à Saigon sont préservées. Ces documents sont remis à la famille qui les transmet par la suite à un officier de la Marine très attaché à la mémoire de l’explorateur, Arthur Bonnamy de Villemereuil. Il en sortira un ouvrage riche en informations sur cette période de basculement de l’histoire du Cambodge [5] .
On peut continuer à suivre le cheminement de ces papiers privés en s’appuyant sur le travail de G. Taboulet : « La famille de Lagrée est aujourd'hui éteinte ; les « reliques » de cette famille, recueillies par le commandant de Villemereuil, sont parvenues finalement entre les mains de M. Louis Malleret, ancien directeur de l'École française d'Extrême-Orient, auteur d'une monumentale Archéologie du Mékong. »
Et il termine sur ce point : « La bibliothèque de Grenoble n'a recueilli qu'un petit nombre de documents originaux de Doudart de Lagrée : un manuscrit de 16 feuillets, offert par B. de Villemereuil en 1896 : Considérations sur les temps anciens du Cambodge, plus 32 lettres autographes, antérieures au voyage d'exploration. » [6]
Élément notable à ajouter au dossier, les Archives départementales de l’Isère (ADI /Grenoble) possèdent également quelques références relatives aux papiers privés de l’officier français [7].
Elles sont intégrées dans la collection Paul Bisch, un natif de la région qui collectionnait des manuscrits intéressant le Dauphiné, et en particulier un ensemble de registres et de pièces de la famille Doudart de Lagrée [8] .
Dans cette collection, nous avons porté notre intérêt sur trois pièces :
1. Référencée sous la cote 2 E 1041/2– Étude sur Angcor et ses environs : copie manuscrite (1869).
Mme Viallet, la directrice des Archives départementales de l'Isère, nous a apporté des précisions importantes sur la pièce : cette étude se présente sous forme d’un cahier manuscrit d’environ 20 x 30 cm, comptant, outre la page de titre, 63 pages inscrites. Il s’agit d’une copie faite sur l’original manuscrit, en 1869, pour Jules Doudart de Lagrée, frère aîné du capitaine de frégate, en poste au tribunal civil de Mostaganem. L’original a été donné par la famille à Bonamy de Villemereuil. Celui-ci l'a publié, non sans aménagements, dans son ouvrage-hommage sous les parties I et II de l’« Archéologie du Cambodge » (pp. 203-262). Et elle conclut que : « si le texte original n’est pas conservé, et malgré les vraisemblables défauts de la copie, il pourrait néanmoins s’agir de l’état du texte le plus proche des notes de l’explorateur. » [9]
2. Référencée sous la cote 28 J 30 – lettre de Norodom, roi du Cambodge, à lui adressée (Phnom-Penh, 6 février 1867), 1 p. en français, 3 en cambodgien).
Nous avons ici quelques éléments d’une correspondance entretenue entre le monarque du Cambodge, Norodom, et le représentant de la France dans le royaume. Pour être précis, nous avons deux lettres, toutes deux signées par Norodom et adressées à l’officier français.
En suivant l’ordre chronologique :
• La première lettre de trois pages en khmer est rédigée le 11 mars 1864. La teneur de la lettre souligne une tension palpable, d’autant plus que le cours de l’histoire khmère rencontre alors une bifurcation. Certes, proclamé roi selon la volonté de son défunt père Ang Duong (r. 1848-1860), Norodom doit pratiquer le processus de couronnement pour asseoir son autorité de monarque sur le pays. Subissant les pressions de la cour siamoise et de ses représentants présents à la cour d’Oudong dans le but qu’il vienne se faire couronner à Bangkok (donc sceller une alliance de vassalité avec le monarque siamois), ne voyant toujours pas venir l’acte de ratification par le gouvernement français du traité de Protectorat signé quelques mois plus tôt (donc craignant un retrait de la France), il se résout dans les premiers jours du mois de mars 1864 à prendre la direction du Siam. Mais, en chemin, il apprend par des messages de ses mandarins restés au palais le veto de l’amiral de la Grandière à ce voyage ; une décision qui se traduit par l’envoi de soldats français à Oudong, la menace du contrôle direct du pays par les autorités françaises suivie de la menace de son non-retour s’il franchit la frontière. Le contenu de la lettre souligne les inquiétudes de Norodom. Il demande confirmation à Doudart de Lagrée sur la réalité de cet ultimatum français [10] .
Lettre de Norodom, roi du Cambodge, adressée à Ernest Doudart de Lagrée
(11 mars 1864)
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(©Archives de l’Isère, 28 J 30)
• La deuxième lettre d’une page (recto-verso) en français est datée du 6 février 1867. Ici, le ton de la correspondance change du tout au tout. Car entretemps, craignant de perdre son royaume, Norodom a accepté de se placer sous le parasol français ; une protection solidifiée coup sur coup en cette année 1864 par la ratification du traité le 17 avril et le couronnement à Oudong le 3 juin avec des officiels français et siamois. Près de trois ans après ces faits marquants, dans une prose épistolaire amicale, le monarque khmer l’informe des quelques nouvelles de la cour, de ses soucis à propos de l’insurrection du dénommé Pou-cam-bô - celui-ci s’est auto-proclamé petit-fils du roi Ang Chan (r. 1806-1834) et donc prétendant légitime au Trône -. Norodom aurait souhaité avoir son conseiller français près de lui pour en finir avec cette menace. Un souhait non réalisable car, rappelons-nous, Doudart de Lagrée est à cette date pleinement engagé dans son voyage d’exploration du Mékong.
Lettre de Norodom, roi du Cambodge, adressée à Ernest Doudart de Lagrée
(6 février 1867)
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(©Archives de l’Isère, 28 J 30)
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[1] Une démarche qui s’appuie entre autre sur les conseils avisés de Mgr. Jean-Claude Miche, vicaire apostolique de Phnom Penh et de Saigon et fin connaisseur des enjeux de pouvoir au niveau local et régional. Voir Lamant, Pierre, « Les prémices des relations politiques entre le Cambodge et la France vers le milieu du XIXe siècle », Revue française d'Histoire d'Outre-Mer, t.72, n° 267, 1985, pp. 167-198.
[2]Taboulet, Georges, « Le voyage d'exploration du Mékong (1866-1868), Doudart de Lagrée et Francis Garnier », Revue française d'histoire d'Outre-mer, t. 57, n° 206, 1er trimestre 1970, pp. 5-90.
[3] En 1863, Doudart de Lagrée obtient du roi Norodom qu’un de ses interprètes, Col de Monteiro, travaille à son service. Dans ce cadre, avec pour objectif de les traduire en français, Doudart de Lagrée lui demande de retranscrire en latin la version des chroniques royales du Cambodge attribuée au lettré Nong. Ce qui sera fait en 1866. À sa mort, le projet est repris par Francis Garnier, un de ses compagnons d’armes en Indochine, qui traduit le texte latin en français. Cf. Garnier, Francis, « Chronique royale du Cambodge », Journal Asiatique, oct.-déc., 1871, pp. 336-385 et août-sept., 1872, pp 112-144. Pour plus de détails, se reporter à Mak, Phoeun, « L'introduction de la Chronique royale du Cambodge du lettré Nong », Bulletin de l'École française d'Extrême-Orient, t. 67, 1980, pp. 135-145.
[4] Julien, Félix (lieutenant de vaisseau et ancien condisciple de Doudart de Lagrée à l'École polytechnique), Lettres d'un précurseur. Doudart de Lagrée au Cambodge et son voyage en Indo-Chine, Paris, Challamel Ainé éditeur, 1885, p. 5.
[5] Bonamy de Villemereuil, Arthur (mis en ordre par), Explorations et Missions de Doudart de Lagrée, Paris, Imprimerie et Librairie de Madame Veuve Bouchard-Huzard, 1883, 684 p.
[6] Taboulet, G., op. cit., p. 8.
[7] Précisons l'origine dauphinoise de Ernest Doudart de Lagrée. Il est né le 31 mars 1823 dans le village de Saint-Vincent-de-Mercuze situé dans le département de l’Isère. Pour anecdote, il ne retrouvera son village que cent soixante ans plus tard. En effet, après Tong Tchouen, le corps du défunt est ramené à Saigon pour y être enterré dans le cimetière français de la rue Massiges. Un de ses compagnons d’expédition, Francis Garnier, tué au combat au Tonkin en 1873, sera inhumé à ses côtés en 1875. Un siècle plus tard, en 1983, le gouvernement vietnamien décide de réaménager le cimetière en parc d’agrément. Les dépouilles de nos deux marins sont exhumées, leurs ossements incinérés puis les urnes funéraires sont ramenées en France. Les cendres de Francis Garnier sont enchâssées dans le socle du monument situé sur la place Camille Jullian dans le 6e arrondissement de Paris ; celles de Doudart de Lagrée sont déposées dans la vieille église de son village natal.
[8] Un extrait de l’inventaire de la collection Bisch concernant l’explorateur nous a été gracieusement fourni par les services de l’ADI : on peut le télécharger ici.
[9] Courriel du 22/01/2019.
[10] Une traduction de la lettre est consultable dans l’édition de Bonamy de Villemereuil, A., op. cit., pp. 363-364.