BULLETIN DE L'AEFEK n° 5
ISSN 1951-6584
Janvier 2004
SOMMAIRE
Note sur l'identité communautaire khmère : une approche historique et une relecture socio-politique
Soumis à la prédominance de l'analyse politologique - qui d'ailleurs se base essentiellement sur les discours nationalistes des différents régimes khmers (donc du sommet)-, le phénomène du nationalisme fut peu traité dans le cadre élargi de la communauté sociale khmère.
Cette lacune méthodologique est d'autant plus dommageable que tout observateur attentif à l'histoire contemporaine du Cambodge ne peut que souligner le décalage entre ce concept exploité depuis cinq décennies par le verbe politicien khmer et la difficulté des Khmers à bâtir une communauté solidaire.
Dans les limites de ce bref article, nous tenterons de cerner les causes de ce paradoxe à travers quelques pistes de réflexions socio-historiques sur le processus de rassemblement et d'unités des hommes dans le Cambodge contemporain.
1. Le mécanisme traditionnel de la solidarité en pays khmer
En se basant sur le travail de Jacques Népote sur "l'organisation sociale khmère" [1], il apparaît que l'individu khmer exprime son potentiel relationnel (dans les dimensions sociale, économique et politique) suivant le mode des relations de parenté. De fait, transcendant le cadre stricto-sensu de la parenté consanguine, la terminologie parentale lie les individus en groupes d'intérêts (réseaux socio-économiques et politiques) à court, moyen et long terme à travers toute une série de droits et de devoirs mutuels ("Les Codes de Conduites") [2].
Dès lors, les modalités de la solidarité se positionnent sur le terrain comme des " coalitions d'intérêt ou de groupes de pression temporaires qui ne s'inscrivent pas comme des organes fonctionnels au sein et au service de la communauté sociale au sens large. Cette dernière ne dispose d'aucune armature en propre et il n'existe ainsi ni vie, ni institution "communautaire" officiellement constituées au Cambodge" [3].
Ainsi, les monastères bouddhiques, qui essaiment pourtant à travers tout le pays et parent l'horizon de tout Khmer, ne renvoient pas à la réalité d'un corps institutionnel socio-religieux et territorialement coordonné à l'échelle du royaume mais plutôt à la fonctionnalité de réceptacles cultuels, et cérémoniel et didactique, pour les habitants des hameaux environnants (phum); le tout, sur fond d'une substantialité religieuse définie par le bouddhisme khmer.
Posé en ces termes, on comprend mieux la difficulté des Occidentaux à cerner à l'aune du modèle de l'Etat-nation les relations sociales khmères dans ses principes et dans son fonctionnement. Ce qui faisait écrire à Jean Delvert [4] : " Cette Administration [l'Administration française du Protectorat] se trouvait en effet devant le néant : une masse paysanne inorganisée, inorganique même, dans le vague cadre historique du srok (à l'époque appelé Khet)" .
2. Le recours au modèle "mandalaïque" indien pour définir le royaume khmer
Sur cette base socio-relationnelle "fluctuante", faut-il dès lors s'étonner, au regard de l'histoire des mentalités khmères, que c'est dans la dimension cosmogonique issue du modèle indien que les Khmers ont cherché des concepts politiques pour dépasser le cadre du chefferie clanique, et mettre sur pied un système de pouvoir hégémonique : la royauté mandalaïque [5] ?
Pour exemple, durant la période post-angkorienne et sur fond de bouddhisme théravadin, le caractère sacralisé de la fonction royale favorise une représentation d'une idéologie globalisante, et qui renvoie à ce concept imagé du "parasol- protecteur".
On peut le décanter en ces termes :
Le roi-cakkavartin, assis sur le trône placé dans l'axe continu du mont Méru (montagne des dieux - axe de l'univers), personnifie le dhammaraja, le roi vertueux, et dont les grandes mérites rayonnent sur le royaume et influent sur l'harmonie de la société; il devient le régulateur entre le monde supra-humain (peuplé de génies, de divinités) et les espaces territoriaux placés sous sa protection. Et au-delà de cette légitimation hautement politique du pouvoir royal- par le fait de l'intégration dans la mentalité locale de l'imbrication du monde supra-humain avec le monde des hommes -, cette pensée cosmogonique trace le cadre géopolitique interne du royaume par une succession de rituels sacralisés (cérémonie du serment de fidélité des gouverneurs provinciaux au Palais, cérémonie royale propitiatoire pour amener la pluie dans une province ou, plus proche de nous, courses de pirogues provenant de diverses contrées du royaume à Phnom Penh durant la fête des eaux).
Ceci dit, bien que ce modèle mandalaïque offre une armature idéologique collective, celui-ci ne propose pas pour autant un "mode d'emploi" dans la gestion du pouvoir au quotidien. En clair, si les principes de l'appareil régalien s'exercent pleinement dans l'ordre du symbolique, ils demeurent en retrait dans la gestion séculaire du pouvoir [6].
Dès lors, l'exercice du pouvoir coercitif (sur une masse d'hommes, sur un territoire donné) - corrélatif à la mainmise sur les sources de revenus, se trouve dominé - pourrait-on dire "rattrapé" - par la logique des " réseaux d'hommes" (ou des solidarités tacites). Ainsi, la distribution de postes et le jeu de protection favorisent le groupement de partisans autour de hauts-dignitaires ou d'une branche dynastique, alimentant en retour le morcellement des centres de décision ; aussi, remarquons que la politique du gynécée (à mille lieux des fantasmes d'observateurs occidentaux) tente d'assurer au Trône la fidélité des grandes familles mandarinales. A contrario, les "liens étatiques" exercés sur la masse, de fait hors du champ des réseaux, s'avèrent être épisodiques (visites de petits mandarins au moment de la collecte d'impôt, passages de juges itinérants …).
3. La faiblesse intrinsèque d'un "corps national khmer"
Résultat, l'ensemble khmer - ici, le royaume -, bien qu'identifié au Trône et personnifié par la personne du monarque sacralisé, est sustenté par le jeu complexe des réseaux, et n'offre qu'un sens relatif à l'idée de "nation khmère".
De la base au sommet de la hiérarchie sociale, on n'agit pas par " intérêt général" ou par "sens de l'Etat " mais par un positionnement continu vis-à-vis des "réseaux d'hommes" en place : réseaux d'alliance familiale, réseaux d'alliance géographique, réseaux d'alliance générationnelle (collègues de travail) et réseaux d'alliance hiérarchique (rapport de clientèle).
Et, en fin de compte, bien qu'on peut parler de " communauté khmère " au sens socio-ethnologique dans la mesure où les habitants utilisent le même idiome (le khmer) et partage un mode de vie commun (dans l'alimentation, dans l'habitat, dans les croyances), leur type de lien socio-politique ne favorise guère l'émergence d'une "solidarité indifférenciée" (essence même de l'idée nationale).
Ceci est particulièrement révélateur en période de crise : la lecture des Chroniques royales nous signalent les multiples affrontements dynastiques à répétition lors d'interrègnes ou la cession de morceaux de provinces par des gouverneurs à des puissances étrangères interventionnistes. Parallèlement, les témoignages tendent à montrer comment les troupes cambodgiennes se volatilisaient au fur et à mesure que les hommes levés s'éloignaient de leur village.
Bref, partant ce type d'analyse, l'on ne peut que mesurer la difficulté des dirigeants khmers contemporains à construire le Cambodge indépendant dans le cadre du modèle de l'Etat-nation, modèle "référent" dans le paysage étatique international contemporain.
(suite dans Bulletin 6) Nasir ABDOUL-CARIME
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(1). Jacques NEPOTE, Parenté et Organisation sociale dans le Cambodge moderne et contemporain, Genève, Editions Olizane, 1992,255 p.
(2). J. NEPOTE, op. cit., p. 24.
(3).Cf. les travaux de Madame POU sur les codes cambodgiens.
(4). Jean DELVERT, Le paysan cambodgien, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 200.
(5). Cf. dans le contexte élargi de l'Asie du sud-est indianisé : S.J TAMBIAH, World Conqueror and World Renouncer, A study of buddhism and polity in Thailand against a historical background, Cambridge, Cambridge UP, 1976, 557 p.
(6). Grégory MIKAELIAN, dans son travail sur un code institutionnel du XVII°s, le Kram Sruk, met en lumière les limites intrinsèques de l'outil législatif tout autant que la sacralisation du texte administratif pour renforcer de fait l'autorité royale dans un double contexte de politique local et de géopolitique régional difficile : Le Kram Sruk de Chey Chetta III, édition critique d’un code institutionnel khmer du 17è siècle, Mémoire de Maîtrise, Université Paris IV-Sorbonne Nouvelle-, 1998, 307 p.
A SIGNALER
François Bizot, Le portail, Paris, Edition La Table Ronde, 2000, 398 p.
Claude Jacques, Angkor, Cité khmère, Genève, Edition Olizane, 2000, 236 p.
A NOTER
Dans le cadre des Conférences de l'Association des Amis d'Angkor, signalons l'intervention d'un de nos membres : Marie Gamonet :Les peintures murales du Ramayana au Palais Royal de Phnom-Penh (19 décembre 2000). Séances à 18h30, Salle de Cinéma de l'Unesco, 7 place de Fontenoy, 75007, Paris.
ZOOM SUR LES TRAVAUX DES MEMBRES
Phal Sok, Lexicographie du français vers le cambodgien, Mémoire de DREA , INALCO, 1995, 113p.
Didier Bertrand, "Le rôle social et thérapeutique des médiums cambodgiens", Actes de la conférence internationale de Khmérologie, T.2, Phnom-Penh, Cambodge, avril 1999 : 1114-1130.
Note du Pr. SORN Samnang (doyen de la faculté d'Histoire de l'Université de Phnom-Penh) sur l'Académie royale du Cambodge (inaugurée le 19 janvier 2000)
Historique
L'enseignement supérieur au Cambodge fut créé après la fin de la seconde guerre mondiale. De 1946 à 1964, sous l'action du régime du Sangkum du prince Norodom Sihanouk, ses premiers fondements furent jetés les uns après les autres. En 1965, on comptait alors huit universités.
Sur la base de ces réalisations, l'Académie royale pris forme par Kram n°261-P.R. et Kret n°499-P.R. du 25 août 1965 pour coordonner les activités des différents pôles universitaires khmers et pour représenter l'ensemble de l'élite intellectuelle et scientifique du pays. Malheureusement, la guerre de 1970 a mis fin à tous ces efforts, et l'Académie n'a pas pu voir le jour.
Dès le début du mandat du présent Gouvernement royal, après une parenthèse de trente années, il a été décidé la remise sur pied de l'Académie. Le Kret NS/RKT/0599/97 du 11 mai 1999 marque l'acte fondateur de la nouvelle entité, renommée : Académie Royale du Cambodge.
Face aux nombreux défis qui l'attendent, l'Académie s'efforce dans un premier temps de jeter les bases sur le plan administratif, matériel et scientifique. Nous sommes encore dans cette phase.
Disposition générale et mission
L' Académie royale du Cambodge est un établissement public, ayant pour vocation la culture et la science. Ayant rang de Secrétaire d'Etat, elle a une personnalité juridique, et possède une gestion et une finance autonome. Elle est placée sous la tutelle de la Présidence du Conseil des Ministres.
Elle a pour mission d'encourager, de promouvoir, de gérer et de consolider les recherches dans tous les domaines relatifs au pays, et d'établir des relations avec tous les organismes nationaux et internationaux qui poursuivent le même but.
Les Membres de l'Académie
L'Académie Royale du Cambodge est composée de trois catégories de membres :
1. Les Membres titulaires : ils doivent être choisis par vote secret, parmi les membres postulants de l'Académie. Son effectif peut varier entre 40 et 70 personnes. Pour le premier mandat, qui doit durer 5 ans, 40 membres titulaires seront nommés par décret du Premier Ministre;
2. Les Membres postulants : ils doivent être choisis par vote secret par les membres titulaires parmi les docteurs qui ont formulé la demande;
3. Les Membres associés : ils doivent être choisis par vote secret par les Membres titulaires parmi les étrangers vivant à l'intérieur et à l'extérieur du pays, et qui ont contribué à la promotion de la culture et de la science au profit du Cambodge.
A ces trois catégories, s'ajoute les Membres-correspondants nationaux / internationaux : ce sont des Cambodgiens / Etrangers qui se portent volontaires pour avoir des relations avec l'Académie.
Les Institutions annexes
Cinq Institutions annexes font partie de l'Académie royale du Cambodge :
1. Institut de la Culture et des Beaux Arts
2. Institut des Sciences humaines et Sociales
3. Institut de Biologie, Médecine et Agriculture
4. Institut des Sciences et de la Technologie
5. Institut de Langue nationale
Contact : ACADEMIE ROYALE DU CAMBODGE
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