BULLETIN DE L'AEFEK n° 22
ISSN 1951-6584
Décembre 2017
SOMMAIRE
Un village de « Javanais des origines », Prek Reaing
L’objet de cette note est un témoignage sur le « Cambodge d’autrefois », un Cambodge qui fut englouti dans les tourbillons dramatiques des événements des années 1970. Plus particulièrement, ce témoignage restitue les temps forts d’une enquête de terrain que nous avons menée en mai et juin 1970 sur la communauté tisserande du village de Prek Reaing (Braek Rāṃṅ), village situé à 9 km au nord de Phnom Penh, sur la rive gauche du Tonlé Sap [1].
Origine des Jvā dans les traditions orales du village
À l’époque, les habitants de ce village se désignaient comme des « Chvea daem »(Jvā ṭaem), littéralement des « Javanais [2] des origines », terme formé probablement dans la seconde moitié du XXe siècle sur le modèle plus ancien de « Khmer daem » (Khmer ṭaem), « Khmers des origines » [3]. Ils ne parlent plus que le khmer, pas le malais, et connaissent peu la langue de leurs voisins et coreligionnaires musulmans chams [4]. Plus généralement, ces petites communautés venues du monde malais sont ainsi bien distinctes des villages chams et dont les habitants sont originaires de l’autre côté de la Cordillère annamitique. Elles n’ont fait l'objet que de très rares enquêtes ethnographiques et études historiques [5].
Selon leurs traditions orales, les Jvā étaient entrés au Cambodge par la province de Takeo, au sruk Koh Andet, à la frontière vietnamienne. Les premiers seraient arrivés par le Tonlé Bassac, à bord de quatre jonques, jusqu’à l’ancienne cité d’Angkor Borei – pôle urbain majeur du premier royaume de la péninsule indochinoise, le Fou-Nan [6] -, au village de Nokor Kok Thlok, sruk Prey Kabas.
Une autre dame me dit que les quatre premières jonques étaient arrivées par l’île Kok Thlok [7]. Quand l’eau s’est retirée, elles sont restées échouées sur le sol. Quelque temps après, les jonques se sont brisées et les objets qui s’y trouvaient sont restés enterrés. Quatre princes (ou commerçants), des frères, étaient les possesseurs des jonques : Hudö Kaya, Hudö Lila, Hudö Nissen et Hudö Mudö, tous venus avec leurs sujets. Ceux-ci se sont mariés avec des jeunes filles khmères. Leurs descendants sont dits chvea daem.
Une vieille femme, Hadji Absa (qui donc a participé au grand pèlerinage à la Mecque) déclare faire partie du groupe descendant de Hudö Kaya, qui était venu à Angkor Borei avec son chargement de poteries à vendre. Sa famille est, dit-elle, au Cambodge depuis dix générations [8]. Elle en connaît cinq [9]. Son père, taṅkhau (« patron de barque ») Hussein, était fils de Osman et de son épouse Mason. Osman était fils de To’del et de son épouse Mey Nieng. Sa mère, Hadji Meysom, était fille d’Hadji Abdelmanak (épouse : Mariem), lequel était fils d’Hadji Soleiman (épouse : To’dé), fils d’Hadji Yahya (épouse : Aissâh), fils d’Hadji Yussof (épouse : Fatimâ), fils d’Hadji Sahabiddin (épouse : Zeinap), fils d’Hadji Ahmat (épouse : Hadji Maysama).
Hadji Absa raconte :
« Les quatre frères étaient venus, il y a, à peu près 600 ans sur quatre jonques, qui contenaient chacune 120 personnes, des hommes et des femmes. Les jonques ont abordé, mais le rivage a baissé, les jonques n’ont pu repartir et ont été détruites. Tous ont dû rester à cet endroit, “région au-dessus de l’eau”, Nokor Kok tlok.
Les mariages ont été permis entre les différents groupes. Les commerçants javanais achetaient des tissus de soie khmers, et allaient les vendre à Java. Les quatre jonques d’origine transportaient un chargement de poteries, panjarong [du sanskrit = pañca (cinq) + raṅga (coloration, teinte)] faites à Java à Pathavi Samarang [Semarang, un ancien port important de la côte nord de Java] et d’autres en Chine. Je détenais de ces porcelaines ; celles de Java avaient des dessins en relief de plusieurs couleurs, celle de Chine étaient lisses. Il y avait des assiettes, des bols, des théières, tout. Et j’ai tout vendu cette année à un colporteur venu ici, 200 riels, par exemple, pour une tasse. » [10]
Autre information recueillie, il restait aussi trois ou quatre maisons de Jvā à l’est de Takeo, à Phum Angkor (khum Angkor Borei, srok Prei Kabas), et à Kompong Yol, juste au sud (srok Koh Andet). Les autres ont dû quitter la région, au moment de la révolte de Po Kombo (en 1867).
Prek Reaing, un village de tisserands
Ce village Jvā a longtemps gardé une tradition de tissage réputée. Il produisait des sampots hūl [11] et des tissages à motifs de fils supplémentaires : des écharpes, des pantalons de mariage, des portières destinées à orner la maison lors de cérémonie de mariages.
Quand les Jvā étaient arrivés au Cambodge, ils avaient appris sur place la technique du hūl khmer, en y mettant leurs motifs traditionnels. Ils tissaient pour vendre aux commerçants venus du monde malais en jonques. Autrefois, à cette époque du commerce maritime, me dit-on, « les femmes tissaient jour et nuit, car les ventes étaient très bonnes ».
Du temps du protectorat français, les fils de soie étaient achetés à Phnom Penh en les payant au comptant. On vendait les tissus quand on se rendait à Phnom Penh, ou bien des colporteurs de Kompong Luong venaient les chercher. On tissait sous sa maison : l’on pouvait travailler toute l’année, et souvent engager des ouvrières. Un sampot pour femmes était tissé en trois jours, un sarong double pour hommes en cinq jours.
En un an, une propriétaire de fils interrogée pouvait faire tisser 80 sampots [12]. Elle employait trois ouvrières, une pour préparer les fils, une pour l’ourdissage ; la troisième tissait. Ces jeunes ouvrières, qui étaient des Khmères, venaient du village de Thma Kor, dans l’intérieur des terres, de l’autre côté de la rive du fleuve. Elles dormaient ici, et étaient nourries sur place. Le soir, elles continuaient à travailler à la lueur de lampes à huile à mèche : elles aidaient au bobinage. Une fois mariées, elles retournaient dans leur village.
Le temps de la présence japonaise, de 1940 à 1945, a changé radicalement les traditions et de nouvelles ressources sont apparues. Une Hadji possédait alors dix métiers, et disposait de dix ouvrières, plus une pour la préparation des fils ; elle faisait elle-même la teinture et l’ourdissage : elle pouvait vendre cinquante sampot hūl en deux semaines. Ces temps de tissage intensif ont cessé en 1945.
L’influence religieuse [13]
Le village est divisé en deux groupes de musulmans, les Kobol et les Trima. Les Kobol (en arabe « accepter » ; en malais « accorder », « j’accepte »), plus traditionnalistes, portent encore des vêtements de soie pour les mariages. Les Trima, qui ont subi l’influence de prédicateurs réformistes malais, dont les plus célèbres sont To Nguk, venu du sultanat rigoriste de Terengganu au nord-est de la Malaisie, et ensuite Abdallah Hamza, ne portent plus ces vêtements, mais en gardaient dans les coffres (dont seule l’épouse de la maison possède les clefs).
Selon leurs traditions musulmanes, parmi les vingt-cinq Prophètes (nabi) qu’ils reconnaissent, c’est Idriss, le patron des tailleurs, qui a enseigné aux hommes à tisser et à se vêtir de vêtements cousus. Mais, en même temps, puisqu’ils vivent dans un environnement bouddhique, ils ajoutent que c’est Pisnukar (Brah Bisṇukār), divinité des arts et patron des artisans chez les Khmers, qui donne leur force aux tisserandes [14].
Le village est divisé en deux groupes de musulmans, les Kobol et les Trima. Les Kobol (en arabe « accepter » ; en malais « accorder », « j’accepte »), plus traditionnalistes, portent encore des vêtements de soie pour les mariages. Les Trima, qui ont subi l’influence de prédicateurs réformistes malais, dont les plus célèbres sont To Nguk, venu du sultanat rigoriste de Terengganu au nord-est de la Malaisie, et ensuite Abdallah Hamza, ne portent plus ces vêtements, mais en gardaient dans les coffres (dont seule l’épouse de la maison possède les clefs).
Selon leurs traditions musulmanes, parmi les vingt-cinq Prophètes (nabi) qu’ils reconnaissent, c’est Idriss, le patron des tailleurs, qui a enseigné aux hommes à tisser et à se vêtir de vêtements cousus. Mais, en même temps, puisqu’ils vivent dans un environnement bouddhique, ils ajoutent que c’est Pisnukar (Brah Bisṇukār), divinité des arts et patron des artisans chez les Khmers, qui donne leur force aux tisserandes [14].
Les tissages
Les sampots hūl
Les sampots hūl de soie sont toujours tissés à trois rangs de lisses [15]. Les motifs sont de diverses fleurs, de tamarin, étoiles, manivelles, nuages, crabes, de cormorans en vol et d’autres oiseaux aquatiques, de motifs inventés et d’autres qui ne reçoivent pas de noms. Les fils de trame sont teints par zones, avant tissage. Les couleurs sur les tissus étaient le blanc, le jaune, le rouge, le vert (avec teinture indigo), l’indigo clair et l’indigo foncé ; la couleur noire était appliquée au pinceau, avec un bain froid.
Fig. 1 - Turban de mariage / Fig. 2 – Un modèle de sampot hūl du village de Preak Reaing (Clichés de l'auteur)
Les grandes tentures « aux navires »
Se tissaient également dans ce village, jusqu'en 1940 ou 1950, des tentures de soie ikatée (ikat de trame), très raffinées, à grands motifs « aux navires », déployées à l'intérieur de la maison à l'occasion des mariages : certaines que j’ai pu photographier dataient des années 1880, au début du Protectorat français sur le Cambodge. Les mariages donnaient lieu à de grandes fêtes, très codifiées. Il fallait décorer la maison pour recevoir les voisins, et offrir en cérémonie à la mariée un service à bétel en argent (dont un couteau à bétel, des mouchoirs et des pochettes brodées).
Les tentures étaient réalisées selon la même technique que les dais de pagode, pidan [16], offerts aux monastères pour être disposés au-dessus des statues de Bouddha, mais leur iconographie est différente. Ils ne sont plus possibles à réaliser, car ils prennent trop de temps. Autrefois, disaient les tisserandes, on vivait mieux ; le coût de la vie a maintenant considérablement augmenté. On n’a plus le temps de tisser pour le plaisir : il faut maintenant chercher constamment à gagner de l’argent pour simplement vivre. Mais ce que ces femmes ne s’avouent pas, c’est que des besoins nouveaux sont apparus. Les jeunes veulent une moto, et les femmes âgées ne se privent pas de s’en moquer : « Autrefois, on faisait des choses difficiles ; aujourd’hui, vous ne savez plus que de renverser les vieilles personnes avec vos motos. »
Ces tentures sont d’environ 95 cm de largeur, pour environ 196 cm de long. Elles n’étaient pas faites pour être vendues, mais pour être conservées à l’occasion des fêtes de mariage à venir. Les motifs nécessitent une centaine de cannettes différentes ; ce qui signifie qu’un motif complet est composé d’une centaine de trames, chacune portant une disposition différente sur le fil. Et c’est la juxtaposition de ces zones teintes sur le tissage qui formera le motif. Il fallait un mois pour préparer et teindre les fils de trame avant de pouvoir commencer le tissage proprement dit ; et l’on préparait les ligatures et les teintures de fils de chaîne pour tisser trois tentures de même motif.
Les motifs seront répétés symétriquement sur le tissu : le dessin final peut se composer de six parties répétées. Certaines tisserandes âgées connaissaient par cœur la disposition des ligatures pour reproduire certains motifs, dont l’image d’un oiseau observé en vol. D’autres utilisaient des modèles pour aider à se remémorer où placer les ligatures sur les fils. Des ligatures de fibres de bananier vont préserver de la teinture jaune les parties des écheveaux qui devront rester blanches ; de nouvelles ligatures disposées après la teinture en jaune protègeront les portions qui doivent rester jaunes. De même pour la teinture en rouge. Le bain d’indigo colorera en bleu les portions qui étaient restées blanches, en vert celles qui étaient jaunes.
Ces tentures se caractérisent par la présence dans le décor de nombreux éléments végétaux et animaux, et par la représentation de motifs de grands navires. Pour comprendre la raison de la présence de ces navires, il faut se référer au mythe d’origine de la présence de ces Jvā au Cambodge. Le motif du bateau représente la jonque avec laquelle les quatre frères fondateurs étaient arrivés à Angkor Borei.
Fig. 3 - Tenture cérémonielle "aux navires" (Cliché de l'auteur)
Les portières à fils supplémentaires pour le motif
Dans ce village avait disparu une admirable tradition de tissages façonnés : une technique à motifs élaborés, avec de nombreux rangs de lisses supplémentaires pour former le dessin (en fils supplémentaires de trame, flottant à l'envers, lancés ou brochés).
S’y préparaient ainsi des écharpes, des pantalons de mariage, des portières destinées à orner la maison des mariages. Ces dessus de rideaux ou ces portières n’étaient pas tissés pour les vendre, car leur fabrication est longue et pénible.
La tradition de ces tissages est dite remonter à Java. Autrefois, les Javanais faisaient des tissages façonnés analogues, dit « sarong ghoeuh ». Ils les apportaient en jonques pour les vendre ici. En échange, ils achetaient au Cambodge des sampots hūl pour les vendre à Java.
Ces portières, ou dessus de rideaux, portent des motifs élaborés, qu’on ne retrouve nulle part au Cambodge. Les motifs sont d’oiseaux affrontés autour de l’arbre de vie, tenant la branche dans le bec et en position d’envol. Les paons sont les plus représentés, avec des arbres, des bourgeons, des papillons, des cormorans, des perroquets au bec rouge, des fleurs, des représentations de corail, des lignes brisées.
Ce sont des lancés de trame qui nécessitent de manier douze, soixante, et jusqu’à cent vingt rangs de lisses supplémentaires pour former les motifs, selon la complexité du dessin.
Fig. 4 – Exemple de portière de maison (Cliché de l'auteur)
Les portières vues sur place en 1970 ont été tissées localement de 1900 à 1940 ; une avait été commencée en 1963 et terminée seulement en 1969, car la femme était allée en pèlerinage à La Mecque. En 1970, celle-ci recevait encore beaucoup de commandes de la part des voisins du village : portières, carrés façonnés pour les coussins et traversins, écharpes à dessins de fils de trame supplémentaires, à porter en diagonale autour de la poitrine. Mais elle n’osait plus investir dans la préparation d’un nouveau métier à tisser, à cause de la crainte de la guerre après le récent coup d’État de Lon Nol du 18 mars 1970. Depuis, cette technique n’a plus été reprise.
Les autres étoffes à fils supplémentaires de trame
Ce sont des écharpes de soie, dont une partie est « ikatée », avec des motifs lancés de trame en fils d’or ou en fils de soie de couleurs : on y voit des chandeliers, des temples, des cyprès (nécessitant cent rangs de lisses supplémentaires), de petits oiseaux. Des mouchoirs de mariage à fils d’or et de couleurs présentent un décor broché : un semis de petites fleurs isolées ; la bordure est faite de fils continus lancés.
Se tissaient également autrefois dans le village des carrés brodés de soie rouge au point de croix. Les motifs sont de temples, de grands arbres entourés d’un oiseau affronté de chaque côté, de cocotiers, de dragons en position symétrique, d’oiseaux de proie, de paons, de coqs, d’étoiles, de lianes. Des vestes pour adultes ou enfants montrent des motifs de coqs blancs, de fleurs, d’yeux ou d’étoiles.
Les pantalons
Que ce soit pour les Chams et les Jvā, le marié pouvait porter un pantalon de cérémonie tissé d’or, pour se rendre à cheval au domicile de la fiancée, au son du tambour à deux faces porté, rabana. Les traditionnalistes revêtent ces pantalons de soie lancés ou brochés de fils d’or, tissés sur les mêmes métiers (à trois rangs de lisses principales) que les portières ou les carrés de coussins. Les motifs sont des nagas ou petits dragons, des paons, des toits en triangle, des cornes, des frises, des manivelles, des nuages, des étoiles, des svastikas, des pendants de collier, des chandeliers, des cyprès, des feuilles d’arbres, des bourgeons, des lianes, diverses fleurs.
Fig. 5 – Pantalon de cérémonie (Cliché de l'auteur)
Les interdits qui accompagnent le tissage
Quand on pratique la teinture au leak khmer (pour le rouge, laque cambodgienne obtenue par le dépôt d’une sorte de gomme par la cochenille) [17], les femmes enceintes ou qui ont leurs règles n’ont pas le droit de piler le produit, ni de s’approcher de la marmite. Si une femme s’est quand même trop approchée, on lui fait boire une cuillère du mélange de la marmite. Sinon, la teinture ne tiendra pas bien. Si la teinture est en cours et que le décès d’une personne soit annoncé, la couleur ne tiendra pas sur le fil. Ces interdits visant le sang et la mort sont importants ; aussi on pratique la teinture dans un endroit protégé, où personne ne s’approchera. Il n’y a pas d’interdits pour les autres teintures. Mais, on ne fait pas d’offrandes à une divinité qui surveillerait la teinture, ni à Pisnukar.
Les interdits concernant les grandes tentures ikatées
Ces grandes étoffes, tabir sisé (ikat en chvea), difficiles à réaliser, nécessitaient de prendre certaines précautions. La religion musulmane interdit de façonner des statues, mais pas des images. Le travail se faisait à la maison, dans un endroit tranquille ; il était défendu aux enfants de s’en approcher. Les prescriptions, thnam, devaient être respectées. Avant de commencer à préparer un dessin compliqué, on invitait plusieurs vieillards pour qu’ils prononcent des prières, et on pratiquait une offrande de riz gluant cru et de bois de santal. Pendant tout le temps des ligatures, la femme faisait brûler du bois de santal comme offrande. Si un jour, pendant son travail, la tisserande a mal à la tête ou bien est fatiguée, son mari fait tremper du bois de santal dans de l’eau et lui passe le doigt mouillé sur les yeux et la tête pour que ses idées redeviennent claires. On verse également de cette eau sur le battant du métier à tisser. Quand la femme prépare les ligatures, si elle n’a plus les idées claires pour les disposer aux bons endroits, elle réduit en cendres de la fibre de bananier, la dissout dans un peu d’eau, et boit ce mélange pour retrouver son habileté.
Les interdits pour les étoffes à fils supplémentaires
La fabrication des portières nécessite des rites et des précautions. Avant de commencer l’ourdissage du métier, il faut d’abord effectuer la prière à Allâh, et offrir une fête aux voisins, et, de même, quand le métier est prêt à être tissé. On fait la demande à Allâh de pardonner à la tisserande pour ses fautes, de la guider pour rendre facile son travail. On prépare, comme offrandes à la maison, du riz gluant au safran, de la pulpe de coco avec du sucre. On invite quelques vieillards, et on les partage avec eux ; l’on fait brûler du bois de santal. Dès lors, on peut commencer le tissage.
Comme chez les Chams du Vietnam, l’on pense que les jeunes filles ne peuvent tisser les motifs les plus compliqués : seules les femmes d’expérience peuvent les tenter [18]. Ce qui est exprimé ainsi dans les témoignages : « On ne peut tisser tous les motifs, sauf à mourir. Une jeune fille vierge qui tisserait tous les dessins mourrait ; mais pas leur mère qui surveillerait son travail. Dans le passé, des jeunes filles sont mortes ainsi : pour un tissu en trois parties, trois jeunes filles sont mortes autrefois à Angkor Boreï : Cima Patri, Cii Patri et Bulan Fartama.»
Bernard DUPAIGNE
Ethnologue, professeur au Muséum National d’Histoire naturelle, Musée de l’Homme
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(1) [Les photographies qui illustrent cet article sont issues de cette mission menée pour le Musée de l’Homme par Bernard Dupaigne.]
(2) Attention aux mots et à leur interprétation. Dans le Cambodge moderne et contemporain, chez les locuteurs khmers et non-khmers, le terme «Jvā » n’est pas affilié stricto sensu ni à l’ethnonyme « Javanais » ni à la localisation géographique « Java ». Ce terme renvoie de manière générique aux Austronésiens d’Insulinde et de la Péninsule malaise. D’où notre choix prudentiel de maintenir le terme de « Jvā » ou « Chvea » dans la traduction en lieu et place de « Javanais ».
(3) Il ne semble pas que cette construction sémantique ethnico-politique dans un cadre national cambodgien devenu anxiogène à la fin des années 60 ait survécu aux affres de la guerre civile. Emiko Stock, ethnographe des populations chames et malaises du Cambodge depuis les années 2000, n’a plus entendu le terme « Chvea daem » tout le long d’une décennie de terrain. Voir Stock, Emiko, « Au-delà des ethnonymes. A propos de quelques exonymes et endonymes chez les musulmans du Cambodge », Moussons, n° 20, 2012, pp. 141-160.
(4) Au nord de Phnom Penh, des deux côtés du Mékong, se succédaient des villages de pêcheurs et de tisserands, tous musulmans de différentes origines : des Chams, la plus forte communauté musulmane du pays, originaires du centre et du sud Vietnam actuel et devenus réfugiés depuis les XVIIe et XVIIIe siècles du fait de la descente vers le delta du Mékong de l’ethnie Viêt, des descendants de commerçants ou de navigateurs venus de la Péninsule malaise ou de l’archipel indonésien. Chaque communauté se distinguait des autres et vivait entre soi, quoique les mariages mixtes ne fussent pas inconnus.
(5) Pour un état des lieux bibliographique, v. Abdoul-Carime, Nasir, « Note de synthèse sur l’historique de l’islamisation dans la basse-vallée du Mékong », Péninsule n° 56, 2008 (1), pp. 31-50.
(6) Pour une mise au point sur cette cité qui semble avoir fonctionné en binôme avec Oc Eo comme une capitale seconde, v. Bourdonneau, Eric, « Réhabiliter le Funan. Óc Eo ou la première Angkor », BEFEO, vol. 94, 2007, p. 111-158, en particulier p. 146. Le village se situe sur le site de Bak Dav où trois inscriptions anciennes ont été retrouvées (v. Ang, Chouléan, « In the beginning was the Bayon, [in] Joyce Clark, Bayon. New perspectives, Bangkok, River Books,2007, p. 364).
(7) L’île du tertre à l’arbre dhlak (Parinari anamensis), d’où le mythe de fondation de la royauté fait provenir le pays khmer après que le roi des nāga ait aspiré les eaux qui encerclaient l’île afin d’exonder les terres, lesquelles allaient constituer le royaume du Cambodge. À ce sujet voir Ang, Chouléan, « In the beginning [...] », loc. cit.,pp. 362-377.
(8) Environ 250 ans, ce qui nous ramènerait aux années 1720, au début du XVIIIe siècle.
(9) Environ 125 ans, ce qui renverrait aux années 1845, sous le règne d’Ang Duong.
(10) Texte oral recueilli le 4 juin 1970.
(11) Le sampot hūl (ou « sampot hôl ») est une pièce d’étoffe en soie roulée autour des hanches, large d’un mètre environ, long de deux mètres cinquante à trois mètres. Selon leur qualité, elle varie par la finesse des tissus, l’harmonie du dessin, l’éclat des couleurs.
(12) Quant à son mari, il continuait à pratiquer la pêche dans le fleuve Tonlé Sap. En saison, il échangeait avec les paysans khmers voisins des poissons contre du paddy.
(13) [Signalons que lors de ses séjours dans le village, Bernard Dupaigne s’était procuré deux sceaux de facture islamique qui ont fait l’objet d’une étude dans la revue Péninsule : Mikaelian, Grégory ; Gallop, Annabel Teh & Dupaigne, Bernard, « Note sur un sceau malais du Cambodge », Péninsule, 68, 1er semestre 2014, pp. 155-172.]
(14) Sur cette divinité v. Ang, Chouléan, « Est-ce si surnaturel ? », Péninsule, n°65, 2012 (2), pp. 81-99.
(15) Stoeckel, Jean, « Etude sur le tissage au Cambodge », Arts et Archéologie khmers, Tome I, 1921-1923, pp. 387-402.
(16) À ce sujet v. Siyonn, Sophearith, Pidan (bitān) in khmer culture, Phnom Penh, Reyum, 2008, 72 p.
(17) Dupaigne, Bernard, « Teintures naturelles et teinturiers au Cambodge », Revue d’ethnoécologie [En ligne], 11 | 2017, mis en ligne le 03 juillet 2017, URL : http://journals.openedition.org/ethnoecologie/2927 ; DOI : 10.4000/ethnoecologie.2927.
(18) Dupaigne, Bernard, Les Chams hindouistes du Vietnam. Tissages rituels d’un royaume disparu, Paris, éd. Sépia, 2015, 184 p., 150 ph. coul., 41 ph. n. et bl.
GRAND ANGLE SUR UN MAITRE ORIENTALISTE
George Cœdès. La vie méconnue d’un découvreur de royaumes oubliés
Sans s’appesantir sur le statut du grand savant, un éminent épigraphiste qui durant soixante-cinq ans a combiné cette discipline avec l'archéologie en vue d'étudier et de comprendre l'histoire des civilisations sudest-asiatiques, la texture de cet article s’efforcera d’offrir un éclairage sur une facette peu connue de George Cœdès : l’homme, son parcours familial et les liens tissés avec les réalités locales khmères.
L'auteur de cet article est M. Bernard CROS, ingénieur en chef de la Marine, membre de l’Académie du Var, spécialiste reconnu sur l’histoire de l’Arsenal de Toulon et... qui est un des petit-fils de George Coedès.
George Cœdès (1886-1969)
MONACHISME BOUDDHIQUE ET PARENTE DANS LE CAMBODGE DE LA BASSE EPOQUE MOYENNE.
Note sur un ‘billet de licence matrimoniale’ (fin XIXe siècle)
par Grégory Mikaelian
Ce document de la pratique d’un type entièrement nouveau – on connaissait jusqu’ici des titres d’identité sociale, des billets de reconnaissance de dette mais, sous réserve d’inventaire, c’est la première fois que l'on trouve à lire une autorisation de mariage– offre un éclairage de premier ordre à deux niveaux :
a)- sur les règles de mariage, la parenté, et le rôle du monachisme dans le fonctionnement de ces règles ;
b)- sur le fonctionnement de l’administration monastique et en particulier l’institution, peu connue, du saṅgharī ;
Sans oublier les principaux personnages, mundit Nauv et nāṅ Ḷuṅ, qui rappellent aux spécialistes la part de chair et de sentiments qui animent les sociétés qu’ils étudient.
Un vestige japonais au Cambodge : le katana du roi Sisowath
Fig. 1 – Le vieux roi Sisowath et son katana [carte postale, Collection Henry, série A, n° 2]
Nous voici face à l’un des portraits du roi Sisowath (r. 1904-1927) en tenue de sacre [1]. Portons maintenant notre regard sur sa main gauche. Elle tient fermement … un katana, un sabre japonais symbole de la caste des guerriers japonais, les samouraïs. Surprenant au premier abord, l’objet nous renvoie pourtant à un passé pas si lointain où des mercenaires japonais faisaient partie de la garde royale du Trône khmer.
Quelques précisions historiques s’imposent
Dès le début du XVIIe siècle, dans une période marquée par un accroissement notable du commerce maritime transasiatique passant par l’Asie du Sud-Est, on voit émerger une communauté japonaise dans les principaux centres d’échanges commerciaux maritimes et fluviaux de la péninsule indochinoise (Ayutthaya, Faifo, Tourane, Phnom Penh) [2].
Au Cambodge, la montée en puissance du négoce khméro-japonais dans les premières années du XVIIe siècle s’inscrit dans un vaste jeu géopolitique où la couronne khmère profite de l’affaiblissement du royaume siamois soumis aux attaques birmanes pour s’affirmer de nouveau comme un partenaire solide et fiable dans le commerce international.
En témoigne notamment une correspondance diplomatique établie avec le Shogunat. Et de fait, ce ne sont pas moins de dix jonques qui commercent avec le Cambodge au départ du Japon entre les années 1606 et 1610, amorçant un trafic qui devient régulier par la suite jusqu’à la fermeture du Japon en 1636.
Mais cette présence japonaise ne se limite pas aux seuls commerçants. Tout comme pour la cour siamoise d’Ayutthaya, la couronne khmère d’Oudong recrute des mercenaires japonais dans sa garde prétorienne. On les repère ainsi en 1621 dans une expédition militaire du roi Chey Chettha II (r. 1619-1627) dans le bassin de la Sékong (actuel Laos). Héritage de cette présence militaire, plusieurs dépôts de sabres japonais de l’époque ont été découverts sur le site [3].
Autre indice de cette présence guerrière japonaise, Victor Goloubew, archéologue et membre de l’EFEO, note qu’en 1919 un dépôt de trois sabres japonais mélangés avec des objets divers de facture plus récente fut trouvé dans l’enceinte d’Angkor Vat, sous un tertre voisin de la chaussée intérieure qui prend son départ dans l’entrée principale Ouest [4]. Il ajoute : « L’un des trois sabres est exposé dans une vitrine du musée Louis Finot [actuel musée national d'histoire vietnamienne, Hanoi]. Il y est placé à côté d’une tsuba [c’est la garde dans la composition du sabre japonais, c'est-à-dire une pièce séparant le manche de la lame ; sa surface est généralement sculptée, décorée ou ajourée] en fer forgé, provenant également d’Angkor Vat. Celle-ci est signée du nom de Kumihiro, forgeron-ciseleur très estimé des experts japonais. Elle date du XVIIe siècle.» [5]
Objets de musées [6], ces sabres japonais ou leurs reproductions s’affichent aussi comme des symboles de prestige pour leurs propriétaires régnicoles comme certaines photographies en noir et blanc tendent à le montrer (voir Fig. 2 & Fig. 3).
Fig. 2 – Titre de la photograhie : « Sauvages lau », Album de 23 photographies d’Emile Gsell, « Voyage en Cochinchine », publication (ca 1870-1880)
[N.B. : Derrière cette dénomination "coloniale", Mathieu Guérin nous précise que les photographiés sont des membres d'une délégation de Mnong Biat venue à Phnom Penh en 1875 et dirigés ensuite sur Saigon. Voir Harmand, Jules, « La première étude ethnologique sur les Mnong Biat (les Piak) », Mathieu Guérin (ed.), Péninsule, n°47, 2003 (2), p. 27-46.]
Fig. 3 – Photographie d’un "sabre japonais" en possession d’un maître forgeron Kouy (Village de Romtchek, province de Kompong-Thom, décembre 1969. Ph. B. Dupaigne)
Le katana du roi Siowath, un sabre aggloméré
Ce qui nous ramène au katana du roi Sisowath. La seule notice en liaison avec cet objet royal se trouve dans l’article d’André Silice, « Vestiges japonais au Cambodge ». Que dit-il ?
« Enfin le sabre personnel de S.M. Sisovath est un sabre japonais dont nous n’avons pu voir la lame qui a, parait-il, été remontée au début du règne de Norodom. Le fourreau est recouvert d’or ciselé de style cambodgien avec un kozuka à manche d’or [le terme kozuka s’applique uniquement à la poignée du kogatana, un petit couteau attaché au fourreau], la poignée en galuchat [ou same kawa, peau de requin ou de raie pastenague qui recouvre le bois de la tsuka, la poignée] laqué blanc recouverte d’une tresse de soie entrelacée. Seule la garde est visible : elle est en fer aux armoiries des Taiko – fleur de paulownia d’un travail remarquable ; elle a été recerclée d’or (période Achikaga Yochimassa XVe siècle). » [7]
Fig. 4 – Exemple d'un kogatana attaché au fourreau d’un katana
Ainsi, il apparait que ce katana est un sabre aggloméré avec des pièces provenant d’autres sabres de ce type (lame, kozuka, poignée et garde de sabre). Certaines pièces peuvent être datées : la garde est en fer aux armoiries des Taiko, soit du temps de Toyotomi Hideyoshi, puissant seigneur de guerre et unificateur du Japon à la fin du XVIe siècle ; elle a été recerclée d’or dans le style artistique florissant de la période Achikaga Yoshimassa (deuxième moitié du XVe siècle) [8].
Autre information délivrée, l’assemblage du katana remonterait au début du règne de Norodom, soit vers 1860 (r. 1860-1904). Entre-t-il par la suite dans les possessions de la Couronne khmère ? Est-ce une commande personnelle du prince Sisowath, demi-frère du roi Norodom ? La notice est muette sur ce point.
Fig. 5 –Le katana du roi Sisowath porté par une « princesse cambodgienne ». Image de réclame du chocolatier Suchard extraite de l’album : Nos belles colonies, Album édité par le chocolat Suchard, Paris, 1931, s.p. [300 vignettes]
Nasir ABDOUL-CARIME
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[1] A ce stade, la date de prise de vue de cette photographie nous est inconnue. Une carte postale similaire possède un cachet de la poste en date du 12/08/1923 [voir sur internet]. Dès lors, par défaut, on peut estimer une datation comprise entre 1904 (début de son règne) et 1923.
[2] Pour en savoir plus sur la présence japonaise en Asie du Sud-Est au XVIIe siècle, voir : Ishizawa, Yoshiaki, « Les quartiers japonais dans l’Asie du Sud-Est au XVIIe siècle », [in] Nguyên Thê Anh et Alain Forest (dir.), Guerre et paix en Asie du Sud-Est, Paris, L’Harmattan, 1998, pp. 85-95 ; idem, « les relations entre le Cambodge et le Japon au XVIIe siècle », [in] Sorn Samnang (éd.), La Khmérologie. Connaissance du passé et contribution au renouveau du Cambodge, Proceedings of International Conference on Khmer Studies, Phnom Penh, 26-30 August 1996, Phnom Penh, vol. I, pp. 75-82 ; Ribeiro, Madalena, « The Japanese diaspora in the seventeenth century: according to Jesuit sources », The Bulletin of Portuguese - Japanese Studies, décembre 2001, vol. 3, pp. 53-83.
[3] Précieuse aide pour mieux comprendre les implications politiques locales et internationales du négoce maritime de la cour khmère d’Oudong au XVIIe siècle, v. Mikaelian, Grégory, La royauté d’Oudong. Réformes des institutions et crises du pouvoir dans le royaume khmer du XVIIe siècle, Paris, PUPS, 2009, 374 p. .
[4] Goloubew, Victor, Religieux et Pèlerins en Terre d’Asie, Hanoi, Imprimerie G. Taupin, 1944, p. 169 - [188 p.]. Une précision chronologique s’impose sur cette découverte. Si ces sabres ne sont pas contemporains de la période angkorienne (IXe-XIVe siècles), il en va de même pour ce tertre évoqué par Goloubew, et qui, à cet emplacement, correspond très certainement au petit stūpa (monument funéraire) que les historiens de l’art datent du début du XVIIIe siècle. Une hypothèse chronologique renforcée par une inscription post-angkorienne, l’inscription IMA 38, gravée à quelques mètres du stūpa sur la paroi de la galerie du temple d’Angkor. Cette longue inscription d’un haut dignitaire (le premier ministre), datée de 1702-1704, évoque entre autres l’édification d’œuvres pies et d’un stūpa pour sa femme et ses deux enfants… sans doute celui qui se trouve juste devant l’inscription. Voir Mikaelian, Grégory « Le corpus des IMA », Séminaire Langue, histoire et source textuelles du Cambodge ancien et moderne, vendredi 12 février 2016, Centre Asie du Sud-Est, CNRS / EHESS.
[5] Goloubew, V., op. cit., p. 170.
[6] Au musée national de Phnom Penh, bien qu'absents dans la collection exposée en vitrine, la présence d'éléments de sabres japonais n'est pas exclue dans la collection en réserve. Dans un ancien catalogue, il est précisé que toute une collection (inv n° 4779 à 4787) de lames souvent "de formes japonaises" ont été trouvées à Angkor Borei dans la pagode de "Kdei Ta Ngov" en 1946. Remerciements à Bertrand Porte pour ces précisions.
[7] Silice,André « Vestiges japonais au Cambodge », Arts et Archéologie, tome 1, 1921-1923, p. 411. [pp. 409-411].
[8] Faut-il y voir une imitation d’un style antérieur ?