BULLETIN DE L'AEFEK n° 14
ISSN 1951-6584
Juin 2008
SOMMAIRE
Le cadastre et sa pratique : problématique foncière actuelle et études urbaines
Support technique au régime de propriété privée, le cadastre s’intègre dans la refonte de la carte foncière à laquelle la capitale cambodgienne est confrontée depuis 1989. L’impulsion diplomatique placée sous l’auspice onusien, associée à l’entrée du pays dans l’économie capitaliste de marché précipita le processus de privatisation. Les nouvelles exigences de lisibilité dans le domaine des transactions et du mode de tenure (statut réel d’occupation) impliquèrent une révision de la posture politique face aux conditions d’ingérence du secteur privé. Celui-ci, parfois prédisposé à partager les charges du développement, fut formellement introduit en 1985 lorsque le pays connu sa propre Perestroïka(1) et dû associer dans un dilemme éthique, orthodoxie socialiste et réalités d’un marché souterrain en plein essor. Amorcée en 1989, la privatisation prudente du bâti puis du foncier connue un aboutissement formel en 1992 lors de l’adoption de la loi foncière réactualisée en 2001.
Le préalable cadastre
De cet itinéraire balisé vers la propriété, voie empruntée concurremment par d’autres anciens États socialistes, subsistent des écueils liés au procédé même de la réforme. Celui-ci soumet un nouveau registre normatif qui bouleverse les codes du système foncier antérieur. Refonte juridique, nomination d’un pouvoir exécutif, modification de la fiscalité font entre autres parties de ces impératifs. Il s’agit pour le législateur et l’administrateur de conduire à l’avènement d’un nouveau consensus social autour de la propriété privée. Ce dernier étant soumis à l'exigence sine qua non du titre cadastral, aboutissement de la voie de procédure la plus sécurisée (2).
Par des campagnes médiatiques destinées à promouvoir l’immatriculation, les instances gouvernementales misent sur une démarche de régularisation spontanée, désignée juridiquement par l’enregistrement sporadique et où l’ayant droit entame de lui-même une procédure. Lorsque l’accession à la propriété ne fait pas l’objet d’une mobilisation populaire tangible, c’est un maillon du mécanisme de réforme qui se trouve enrayé. Ceci se vérifie à Phnom Penh où le faible taux de titres cadastraux délivrés illustre avec acuité un des revers de la politique de régularisation foncière. À ce titre et au regard de cette entrave notoire, des mesures supplétives sont venues contrebalancer le manque d’initiatives de la part de la population. L’adoption en 2003 du dispositif d’enregistrement systématique, procédant à l’immatriculation de parcelles zone par zone, en est l’illustration.
[Fig. 1. : Titre cadastral délivré sous l’État du Cambodge, 1991 [Sources : Fonds d’archive, police municipale, Phnom Penh ]
Cette volonté manifeste d’uniformiser le régime foncier en dit long sur les exigences et l’urgence d’instaurer la propriété privée comme l’unique mode de tenure. En ce sens, le cadastre est un outil des plus opérationnels, tant pour l’administration foncière que pour le marché en lui-même. En effet, il constitue un moyen de contrôle pour le pouvoir, mais sert également les intérêts spéculatifs de certains particuliers, partis politiques ou promoteurs avertis. Une simple consultation de registre permet d’identifier le mode d’occupation d’un terrain ou d’un bâtiment et par-là d’anticiper le coût d’une procédure d’indemnisation pour les droits réguliers ou d’expulsion, le cas échéant. La fonction du cadastre est de facto ambiguë et se range, dans le cas de Phnom Penh, derrière des constats plus généraux où « loin de constituer la garantie de la propriété privée du sol, le cadastre est devenu en pratique le principal obstacle à son instauration » (3).
Enjeu de la planification urbaine, la maîtrise et la sécurisation du sol mobilisent les attentions politiques tant les enjeux sont décisifs pour le développement futur de la capitale. L’instabilité et le manque de fiabilité du système foncier pourraient, à moyen terme, freiner les investissements. Dès lors, rien d’étonnant à constater que la normalisation du régime de propriété soit devenue le maître mot de la politique gouvernementale, du Conseil pour le Développement du Cambodge en particulier (4).
Réforme foncière et conflits de normes
Le pouvoir actuel s’attache à combler l’écart entre le régime de propriété en vigueur et l’ancienne tenure qui, au regard des données factuelles du cadastre municipal, semble se pérenniser. Celle-ci se compose de droits établis dans les années 1980 sous gouvernance socialiste et dans un contexte de rétablissement d’usages individuels après une politique ultra collectiviste menée sous le Kampuchéa Démocratique. Au-delà du maintien des statuts antérieurs d’occupation, on observe la reconduction des conditions d’accession et de transfert de droit réalisées hors du circuit formel et qui domineraient 80 % des transactions (5).
Il résulte de ce contexte foncier en porte-à-faux, la confrontation entre plusieurs registres de légitimation de l’occupation d’un bien, combinaison de droit coutumier, de références socialistes ou de revendication au régime de propriété. Il en résulte un équilibre social précaire générant des confrontations parfois violentes inscrites aussi bien dans la sphère locale des litiges entre particuliers ou administrations qu’au niveau des expropriations massives. La dilapidation des domaines de l’État témoigne quant à elle de l’intensité des mécanismes de capitalisation foncière et de concentration de la propriété aux mains d’une portion minoritaire de la population urbaine. On assiste à une situation paradoxale où la législation fait office de caution ou bien et à l’inverse, la loi est reléguée à l’état de devanture formelle déjouée de sa fonction initiale de norme. Par effet de transposition, cette ambivalence est lisible à Phnom Penh où se côtoie une urbanisation régulière et une urbanisation informelle, parfois illégale.
[Fig.2 : Les voies légales et irrégulières de l’urbanisation de la capitale]
Dans le contexte actuel où l’ « écart à la norme » domine le mode réel d’occupation du sol, la question lancinante du transfert de registres normatifs intéresse particulièrement la recherche qui puise dans les ressources du droit mais aussi de l’histoire pour identifier ces systèmes fonciers distincts. L’enjeu est de décrypter leur voie respective de filiation tout comme leur mode intrinsèque de fonctionnement sous-entendant les conditions d’accès, de cession mais aussi les formalités de légitimation du statut d’occupation.
Si la norme est aisément identifiable au travers du corpus juridique ou du mode de gouvernance, elle révèle la seule dimension du cadre institutionnalisé du système foncier. Évaluer sa mise en pratique implique une lecture interne du rapport que la population, la société civile mais aussi le pouvoir entretiennent avec la législation. Ceci revient à appréhender un des aspects de la tenure en termes d’informalité, statut produit par la loi et qui désigne l’intervalle ambivalent entre la règle et la pratique. Dans un contexte de médiation foncière, les anciens droits avalisés par la précédente administration ne peuvent être qualifiés d’illégaux mais bien d’informels (6).
En somme, une grande majorité des droits exercés sur un bien foncier ou immobilier s’exerce en dehors de toutes références à la réglementation. Pourtant, ce caractère informel où la loi est transgressée ou contournée n’est pas pour autant synonyme d’absence de règles. C’est en amont du cadre formel en vigueur et en convoquant la notion de possession que peuvent se saisir les contours de ces conventions tacites. Par définition, étape préliminaire à la composition du droit de propriété, la possession constitue par son essence même un pouvoir exercé sur un bien dans l’intention de s’en affirmer sans forcement l’être au regard de la loi (7). Les actes de possession par l’exploitation, la borne, la clôture et bien entendu la résidence sont entre autres les empreintes visibles de l’emprise « particulière » sur une superficie foncière ou bâtie donnée. Outre le fait d'établir instamment la possession par la seule action d’occuper un espace, l’acquisition transcende de fait la loi qui intervient dès lors en aval du processus comme outil de régularisation. Dans les dynamiques de privatisation du régime foncier au Cambodge, la reconnaissance de la possession en tant que mode instaurateur constitue l’étape préliminaire à la conversion des droits du sol en titres de propriété.
Dans le contexte précis de la transition foncière, le mode de tenure à Phnom Penh en serait en grande majorité à l’ « état » de possession. D’ailleurs, le législateur ne s’y est pas trompé en introduisant entre 1992 et 2001 le principe de la « possession acquisitive » pouvant aboutir, sous conditions, au droit réel de propriété. Une des constantes actuelles est la persistance de cet état intermédiaire où la possession s’institue comme le mode dominant de tenure et s’appuie sur le principe coutumier de préemption par l’usage et de présomption de légitimité. Le mode de résilience de cet écart à la réglementation précarise les rapports entre ayants droit supposés ou avérés et trouble la frontière pourtant essentielle entre public et privé.
Présentation des éléments de bibliographie
De cette problématique de la transition foncière est tiré un inventaire de sources relatives au contexte de réforme opéré dans le Cambodge lors de la phase de reconstruction, depuis les premiers jalons juridiques posés en 1989. Bien que non exhaustif, cet état des lieux rend compte des étapes de constitution du droit de propriété ou plutôt de sa réhabilitation après les deux séquences de collectivisation sous le Kampuchéa Démocratique et la République Populaire du Kampuchéa. Ceci explique la richesse et la diversité de la production d’expertises depuis le début des années 1990. La mise en place d’une bureaucratie foncière, l’élaboration d’un corpus de lois, les orientations de la politique gouvernementale sont entre autres abordées bien souvent dans le cadre d’une coopération multilatérale, bilatérale ou internationale. Les travaux de recherche sont rares et abordent à la marge la question de la conversion des anciens droits détenus sur la propriété publique en droits réels de propriété.
Ces sources suivent un classement thématique se rapportant, le cas échéant, au contexte précis de la capitale cambodgienne. L’histoire foncière du pays ainsi que les problématiques urbaines contemporaines constituent le premier volet de ce recueil. Certains ouvrages transversaux offrent un éclairage des conditions d’introduction de la propriété sous le Protectorat français (1863-1953) où émerge, au fil de la législation, la notion de foncier urbain. Des expertises du SMUH (8) attestent de la difficulté d’envisager une planification urbaine à long terme au regard de la crise foncière sévissant dans les années 1960-1970. Les nombreux travaux d’expertises liés au développement actuel de Phnom Penh depuis la signature des Accords de Paris en 1991 donnent la mesure de l’implication de la coopération internationale dans les divers projets de réhabilitation urbaine.
Le second thème bibliographique s’intéresse aux conditions juridique et institutionnelle d’instauration de la propriété depuis 1989. Il met l’accent sur le procédé de refonte de l’administration foncière socialiste dans lequel, et selon la doxa collectiviste, la population était locataire de l’État. Ce dernier officiait alors en tant que bailleur exclusif. La nomination d’une nouvelle bureaucratie résulta de cette reconfiguration, impliquant la centralisation des compétences de gestion de la propriété autour du cadastre et de facto la remise en cause des fonctions jadis attribuées au réseau local. En parallèle de ce mécanisme institutionnel, certaines sources abordant la question litigieuse de la tenure informelle viennent nuancer l’efficacité du cadastre et de ses servitudes adjointes.
Les questions de l’habitat informel et des alternatives gouvernementales pour réformer la carte foncière composent la dernière thématique de cette bibliographie. En écho et parfois en concordance avec le mode de tenure infra légal, divers travaux reviennent sur le diagnostic posé par nombres d’expertise qui convoquent la notion de quartiers informels pour répondre aux orientations de la politique de régularisation in situ, exercée dans le cadre de programmes de land sharing ou de relogement. Les réorientations de la politique de régularisation attestent de l'impératif actuel à sécuriser le régime foncier et cela bien au-delà du traitement à la marge de la question de l’habitat informel en contexte urbain.
Adéline CARRIER
Docteur en urbanisme
-------------------------------
(1) À l’issue du Ve Congrès du Parti en 1985, le premier plan quinquennal de restauration de l’économie de la République Populaire du Kampuchéa institua pour la période 1986-1990 l’intervention concertée du secteur privé.
(2) Le processus institutionnel et juridique de création de la propriété est largement décrit dans l’ouvrage publié par l’Association Des Études Foncières (ADEF), Un droit inviolable et sacré, la propriété, Paris, 1989, 360 p. Par ailleurs, les articles suivants reviennent sur les principaux questionnements relatifs à l’établissement du cadastre et plus particulièrement sur son caractère opérationnel dans les « pays en transition » : Comment fabriquer la propriété ?, Études foncières n°66 ; Les avatars de la propriété, Études Foncières, n°100.
(3) Comby.J, " L’impossible propriété absolue " in ADEF, 1989, op.cit, pp. 9-20.
(4) Les résolutions en vigueur dans le domaine foncier et émanant du Conseil pour le Développement du Cambodge ont été adoptées en décembre de 2004.
(5) Estimations du cadastre municipal de Phnom Penh, 2005.
(6) Pour un état des lieux actuel de la question de l’urbanisme informel, se référer au numéro spécial de la revue Urbanisme, Illégalité et urbanisation, n°318, mai-juin 2001.
(7) Cornu.G, Vocabulaire juridique, PUF, Paris, 1987, p.651.
(8) Secrétariat des Missions d'Urbanisme et d'Habitat.
Représentation des « quartiers informels » de la zone centrale de Phnom Penh en 2002 [Sources : Bureau des Affaires Urbaines, Municipalité de Phnom Penh, 2005]
[Précision sur deux termes : La notion de « tache urbaine » recouvre l’ensemble des espaces construits qui forment une agglomération. Son accroissement informe sur les dynamiques d`urbanisation de la ville. Les sites de relogement sont des terrains cédés par la municipalité dés le début des années 1990 et destinés à pourvoir en terrains constructibles une partie des familles expropriées lors des programmes de relogement.]
A SIGNALER
Mathieu Guérin, docteur en histoire, maître de conférences à l'Université de Caen (Normandie) vient d'inaugurer un cours semestriel (février-juin) portant sur l'histoire de l'Asie du Sud-Est au sein de "l'Institut d'Histoire contemporaine, Sociétés et civilisations contemporaines", dirigé par Benoît Marpeau) intitulé : " La Péninsule indochinoise au temps de la colonisation française ".
Résumé : le cours analyse le processus de colonisation et met en évidence l'impact qu'il a pu avoir sur les sociétés colonisées. Seront examinées successivement : la géopolitique de l'Asie du Sud-Est continentale dans le premier XIXe siècle; la conquête; le contrôle des territoires indochinois; les Français en Indochine; l'évolution des sociétés locales; la mise en valeur : histoire économique de l'Indochine dans le premier XXe siècle; domination coloniale et résistance; le mouvement vers les indépendances 1945-1954.
Contact : mathieu.guerin@unicaen.fr
Université de Caen
UFR D'Histoire
Direction : Jean Quellien Campus 1, Bâtiment Sciences B Esplanade de la paix, 14032 Caen, cedex 05
http://www.unicaen.fr/ufr/histoire/
NOTES & DOCUMENTS
M. Khing Hoc Dy, chercheur au CNRS (Laboratoire SEDET de l’Université de Paris 7), chargé de cours complémentaires et habilité à diriger des recherches à l’Institut National des Langues et Civilisation Orientales de Paris (INALCO), est un spécialiste de la culture et de la littérature du Cambodge des périodes moderne et contemporaine (XVI°s-XX°s).
Dans le cadre d'un congrès international sur " Le Monde indochinois et la Péninsule malaise " qui a eu lieu à Selangor (Malaisie) en 1995, il était intervenu pour mettre en relief les influences de la langue et de la culture du monde malais dans la langue et la littérature khmères. Ce travail a fait l'objet d'une publication en France dans La revue des Médecins cambodgiens (AMC) avec comme titre : « La présence du malais dans la langue et la littérature khmères ».
Pour palier une relative confidentialité bibliographique du fait de ce premier support éditorial, et alors qu'il existe un intérêt à lire un travail qui aborde une thématique peu traitée par les khmérisants, il a été demandé à M. Khing Hoc Dy de présenter une version actualisée de son texte pour notre bulletin en ligne. Ce qui a été fait. Qu'il en soit remercié.
ZOOM SUR UN KHMERISANT
Adhémard LECLÈRE
(1853-1917)
Adhémard Leclère est né le 12 mai 1853 à Alençon (actuelle région de Basse-Normandie) dans une famille de condition modeste (le père est tailleur d’habits) [1].
L’engagement républicain d’un homme de presse
Après des études au lycée d’Alençon, il part à Paris où il oriente sa carrière professionnelle dans le milieu de la presse [2]. Il gravit tous les échelons : d’ouvrier typographe (l’élite du monde ouvrier [3]) jusqu’au poste de secrétaire de rédaction d’un journal ouvrier, Le Prolétaire, sans compter son engagement dans la création d’autres journaux (Le Typographe, La Justice du Var).
Féru d’ouvrages sur l’histoire, la politique et la religion, il développe un esprit curieux pour les changements sociologiques de son temps (phénomène de sécularisation de la société occidentale, émergence de la classe ouvrière).
Concrètement, ses prises de position dans la presse sur la condition ouvrière, sur les questions économiques et de politique étrangère, sans oublier sa position anticléricale, soulignent son activisme au sein du mouvement socialiste et son engagement républicain.
C’est précisément dans le cadre d’une III° République qui s’oriente crescendo vers un régime de type parlementaire et laïque, tout en développant à l’extérieur une politique coloniale, qu’il se voit proposer un poste d’administrateur colonial au Cambodge (1886).
Une carrière d’administrateur colonial au Cambodge (1886-1911)
A son arrivée sur les berges du Mékong, bien que le Protectorat français soit implanté dans le royaume khmer depuis 1863, la situation politique apparaît critique. Une insurrection - soutenue en sous-main par le Palais - se développe dans la plupart des provinces contre une tentative française de contrôle direct sur le pays (suite à la convention de 1884). Une tension qui ne baissera qu’au début de 1887 avec la rétrocession de quelques parcelles de pouvoir au monarque khmer.
Néanmoins, les Français obtiennent de pouvoir ouvrir cinq résidences en province dont une à Kampot où prend poste Adhémard Leclère quelques mois après son arrivée. Après Kampot, il « se voit chargé de l’administration du haut fleuve à Sambor et Kratié, où il reste de 1890 à 1906 avec de courtes interruptions pendant lesquelles il sert à Kompong Svay [Kompong Thom] et Phnom Penh » [4]. Il terminera sa carrière comme résident-maire de Phnom Penh avant de rentrer en France en 1911 après vingt-cinq années de bons et loyaux services.
Un observateur éclairé sur le pays khmer
Dans la lignée des administrateurs coloniaux de la fin du XIX° siècle (Doudart de Lagrée, Moura, Aymonier) [5], Adhémard Leclère va aussi apporter sa contribution à la connaissance du pays khmer.
Pour mieux apprécier cette contribution importante à la khmérologie, on peut l’ordonner de la manière suivante :
1. En embarquant pour la France, il emporte avec lui des copies de manuscrits cambodgiens, des objets réalisés par des artisans khmers, quelques moulures de statues antiques et plusieurs centaines de photographies prises tout au long de son séjour en Indochine, notamment dans la région de Kratié et de l’actuel Mondolkiri [6].
2. Outre cet apport de sources primaires et de documents-témoignages sur l’état d’un royaume au tournant du XX° siècle, il rédige des synthèses sur l’histoire du pays, recueille les contes et légendes, inventorie les coutumes et lois locales, témoigne sur les savoirs, les rites et les croyances khmères, sans oublier de décrire quelques peuplades vivant traditionnellement en marge de l’espace socio-politique cambodgien. Ses multiples travaux sont répercutés dans différents ouvrages et autres revues scientifiques de vulgarisation [7].
Esprit ouvert, réfutant les a priori «colonialistes» [8] sur la culture locale [9], il contribue ainsi à mieux faire connaître cette lointaine contrée de l’Union indochinoise à un public français cultivé et avide de mieux connaître son monde (rappelons la multiplication des sociétés savantes à Paris et en province au XIX° siècle). Plus encore, en décrivant le mode de vie des Khmers, sans ce style de commisération qui a cours dans la littérature coloniale envers une population jugée comme « peu civilisée », Adhémard Leclère donne « de la chair et du sang » à des indigènes trop souvent réduit aux rôles de figurants au sein de « l’œuvre civilisatrice française ».
----------------------------
[1] Voir ce travail pionnier (donc perfectible) de Michel Tranet sur ce personnage : « Adhémard Leclère : sa vie, ses travaux », Seksa Khmer, 7, 1984, pp. 3-34.
[2] Notons que la ville d’Alençon a une vieille tradition dans le métier de l’édition et de l’imprimerie (depuis le XVI° siècle). La famille Malassis, imprimeurs du roi, s’y installa au XVIIe siècle et y fonda une grande dynastie d’imprimeurs dont le dernier représentant ne fut autre qu’Auguste Poulet-Malassis, le célèbre éditeur de Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire (1857) [Grégory Mikaelian, communication personnelle].
[3] Sans commune mesure avec la condition des ouvriers des mines, la profession de typographe, de par la manipulation des caractères d’imprimerie au service des textes d’écrivains, philosophes et autres savants, est composée de gens instruits. Une instruction qui d’ailleurs ne cesse de croître et une conscience politique qui se renforce de par la proximité avec lesdits textes; d’où de nombreuses passerelles entre cette profession et le monde politique et syndical durant cette deuxième moitié du XIX° siècle.
[4] Mathieu Guérin, « Adhémard Leclère, la passion du Cambodge », conférence à la médiathèque d’Alençon, 12 octobre 2007.
[5] Ce premier profil du « khmérisant-administrateur » autodidacte sera remplacé au début du XX° siècle par le profil du chercheur institutionnel de l’Ecole française d’Extrême-Orient. On observera que du coup, le centre de gravité de la recherche sur le Cambodge va se déplacer, et pour de longues décennies, du cadre de la connaissance sur « les hommes et leur quotidien » vers celui « des grands monuments et d’un passé prestigieux ».
[6] Cf. Mathieu Guérin. Suite aux legs de la famille, ces documents et objets sont de nos jours conservés au musée des Beaux-Arts et de la Dentelles et à la bibliothèque municipale d’Alençon. Un inventaire provisoire des manuscrits khmers du fonds Leclère de la bibliothèque municipale a été réalisé par Grégory Mikaelian. Se reporter au site La médiathèque de la Communauté Urbaine d’Alençon : cliquer ici. L’inventaire détaillé est en cours de rédaction par le même intervenant.
[7] Une bibliographie détaillée d’Adhémard Leclère a été établie par Michel Tranet, op. cit., pp. 19-33. De surcroît, on ne peut qu'inciter nos internautes à se rendre dans la rubrique "Espace de lecture" de l'AEFEK pour consulter la dizaine d'articles d’Adhémard Leclère et mis au format pdf.
[8] Notons au passage que son respect pour la culture et les traditions locales, et sa maîtrise de la langue cambodgienne, favorisent le contact avec les lettrés du Palais et autres gardiens de la tradition rencontrés lors de séjours dans les provinces. Il n’est pas à douter qu’ils fussent une source indispensable à sa soif de connaissance sur la vie des Cambodgiens, comme on peut s’en rendre compte en consultant ses écrits dans lesquels il cite souvent nommément les abbés de monastères, les gouverneurs de province ou les astrologues du Palais qui l’ont guidé dans la recherche, la lecture et la traduction des textes.
[9] On peut déceler ici ou là dans ses travaux des critiques sur la superstition des Khmers. Il est cependant à remarquer que loin d’être un jugement unidirectionnel, ses critiques sur le poids des superstitions religieuses visent tout autant des pratiques dans les campagnes khmères que dans les provinces françaises.