BULLETIN DE L'AEFEK n° 18
ISSN 1951-6584
Janvier 2012
SOMMAIRE
Le pouvoir en scène dans le processus du Verbe sihanoukien
Le 8 octobre 2008, le fonds du roi-père et dirigeant historique cambodgien, Norodom Sihanouk, est officiellement déposé aux Archives nationales de France sous la cote 665 AP [1]. L’inventaire de ce fonds établi par Clothilde Roullier, archiviste-documentaliste à l’EFEO, est publié sous la direction d’Olivier de Bernon (directeur d’études à l’EFEO) et de Pascal Geneste (conservateur aux Archives nationales) dans un ouvrage paru en 2010 [2].
Bien que ce fonds provienne des archives privées de Norodom Sihanouk – les archives publiques de l’Etat cambodgien sont stockées aux Archives nationales du Cambodge, avec ici comme pour le fonds Sihanouk un mètre linéaire qui fluctue en fonction des aléas de l’histoire du pays –, il n’en offre pas moins un intérêt pour l’historien du Cambodge contemporain tant l’histoire du personnage se confond avec l’histoire du pays.
À ceci près que si ces documents peuvent être riches d’enseignements, ils manifestent d’eux-mêmes leurs limites et peuvent conduire vers des impasses analytiques. Deux remarques s’imposent :
1. Premièrement, l’essentiel de ce fonds couvre la période 1970-2005. Dans les 50 caisses d'archives, peu de documents sur la période allant de son ascension sur le Trône, en 1941, au coup d’Etat du 18 mars 1970; le constat est inverse pour la période 1970 à 1975, années d’exil à Pékin et de résistance dans le cadre d'une cohabitation bon gré mal gré avec les Khmers rouges et, dans les années post-1978, avec la seconde phase d’exil et de résistance, cette fois-ci contre les gouvernements khmers pro-vietnamiens (1979-1991), suivie d’une phase de normalisation avec son retour institutionnel à Phnom Penh (1991-2005) [3].
Dans cette masse documentaire, Olivier de Bernon estime la collection à un million de documents, plusieurs milliers de lettres et quelques 10,000 photos, si l’on resserre la focale sur la production écrite du dirigeant khmer, on trouve de petits mémorandums qui livrent soit une vision politique soit un témoignage sur un moment historique, des annotations critiques à la marge de textes de tiers traitant de sa politique ou de sa propre personne, ou une somme de sa correspondance privée et diplomatique avec des dirigeants internationaux ou avec des citoyens du monde.
La prose générale se situe dans le registre du commentaire, de la justification ou d’une conviction énoncée. Ce terrain est propice pour comprendre la psychologie du personnage où la froideur (ou realpolitik) des arrière-pensées côtoie une sensibilité à fleur de peau. Il l’est davantage pour mesurer une vision politique dont Norodom Sihanouk ne s’en est jamais départi tout au long de la seconde moitié du XXème siècle : la défense de l’indépendance et de la souveraineté du pays qu'il pense incarner de par son héritage royal, et par-delà, s’afficher comme le garant ultime. En revanche, y puiser des éléments pour comprendre le mode de fonctionnement du système sihanoukien, qui plus est, cette capacité à durer, s’avère plus problématique.
2. Ce qui nous amène à la seconde remarque. Au Cambodge, comme ailleurs sans doute, les traces écrites du jeu de pouvoir sont des raccourcis qui amènent souvent l’historien vers une impasse s’il ne prend pas garde à élargir son champ d’analyse vers d’autres supports de sources et s’il ne parvient pas à problématiser et à conceptualiser à un moment donné la science du politique local.
Dans le cas sihanoukien, si ce fonds témoigne de la longue carrière politique du dirigeant khmer qui débuta dans les années 40, il interpelle le chercheur sur cette capacité à rester au premier plan d’une histoire nationale contemporaine pleine de vicissitudes (telle la devise de Paris « Fluctuat nec mergitur », il est battu par les flots, mais ne sombre pas !).
La réponse à cette interrogation demanderait de longs développements inutiles pour l'objectif précis que nous visons ici. Il nous suffit d’observer qu’au Cambodge (ou dans la diaspora cambodgienne), l’activité constructive, consolidatrice et conservatrice d’agrégats humains autour d’un dynamisme de pouvoir portée par un meneur donne sens au jeu politique khmer. Dans cette perspective, l’acte politique sihanoukien consiste à favoriser dans l’espace public une technique politique qui met en jeu ce triptyque : autoritarisme décisionnel – mise à l’avant-scène de l’acteur politique – paroxysme du verbe politique.
Insistons sur le dernier volet. Loin d’être anodin, ce fameux Verbe sihanoukien, d’une part, a joué un rôle majeur dans le devenir du Cambodge indépendant et, après 1970, pour le maintien de la visibilité du dirigeant khmer sur l’écran radar de la politique nationale et internationale [4], et d’autre part, est aussi révélateur du mode de communication de la société cambodgienne, a fortiori, dans le jeu politique.
Pour cela , évoquons par petites touches ce système de la parole publique et politique dans les années de pouvoir du prince Sihanouk.
1. En 1955, le roi Sihanouk abdique et s’engage totalement dans l’espace politique d’un Cambodge récemment indépendant (en 1953). Et dans le combat politique, contrairement aux premiers partis politiques khmers qui se sont appuyés sur les seuls réseaux des notables et sur une opinion publique urbaine naissante, le prince Sihanouk a compris que l’assise politique demeurait dans les campagnes, et fort de son aura royale, par la maîtrise du Verbe, il a su utiliser tous les canaux médiatiques pour rallier le pays profond à sa politique. Ainsi, dès le début des années cinquante, il engage la royauté, précédemment cantonnée à des fonctions de représentation, dans l’action politique et au service de la constitution d’un État moderne et de l’administration directe du pays ; le tout à travers sa personne.
Fig.1 Discours du prince Sihanouk en 1964 (Noel Deschamps Cambodia Collection - Monash University)
Durant quinze ans (de 1955 à 1970), sous le régime du Sangkum (nom de son mouvement politique), il va sillonner continuellement le pays pour être en contact avec son peuple (pour donner un ordre d’idée, en 1962, il prononça 111 discours en public). Si l'on étudie plus finement cette relation entre le dirigeant et le peuple, cet engagement total et permanent du prince par le biais du discours public favorise un double contact :
- premièrement, un contact physique entre le meneur et son auditoire. Par son talent oratoire, il captive ses auditeurs, et crée une “communion” avec son peuple; il incarne son énergie, son enthousiasme et son espoir, ce qui lui permet d’asseoir son autorité. Dans le même temps, par sa présence, par son éloquence, il projette le pouvoir vers l’assistance. La masse n’écoute pas tant un meneur qu’elle n’écoute le Pouvoir incarné s’expliquer sur sa politique, conseiller et orienter le peuple. Ces deux phénomènes existent en osmose, l’un influant l’un sur l’autre;
- deuxièmement, un contact continu entre le meneur et le peuple dans son ensemble. Lorsque le prince parle dans un village, il ne s’adresse pas qu’aux villageois et aux responsables locaux. Grâce à la radio, son discours est retransmis dans le pays et atteint toutes les couches de la population, y compris celles des zones les plus reculées. De plus, la radio amplifie la voix du meneur dans le temps : ses discours de deux à trois heures peuvent être retransmis à la radio nationale khmère, trois fois dans une même journée.
2. Cet exercice de la parole sihanoukienne est à comprendre dans le contexte culturel khmer. Même si ce régime a fait reculer l’analphabétisme, le pouvoir de l’orateur reste prédominant. La tradition khmère privilégie toujours l’expression orale par rapport à l’écrit, qui est surtout conçu comme un outil de conservation identitaire. Les textes écrits (religieux, moraux, romancés) ne sont “actifs” que par une lecture à voix haute, suivie d’interprétations et de commentaires adéquats par les gardiens de la tradition ou les conteurs professionnels. C’est par ce biais traditionnel que s’engouffre la communication de l’information. En elle-même l’information brute a peu d’impact sur la grande majorité de la population cambodgienne, essentiellement rurale; elle n’est “viable” qu’à condition d’être commentée, interprétée par les analystes du village que sont les bonzes et les anciens de la communauté. Norodom Sihanouk, dans ses interventions à l’adresse de son peuple, se place dans cette perspective. Auguste personnage empreint de sacralisation du fait de sa position antérieure de souverain, il devient, de par sa position de chef de la Nation, à même de commenter, d’interpréter les événements que vit le pays. Il transfère ainsi la logique de transmission de l’information, du niveau du village au niveau national, grâce à l’utilisation permanente de la radio.
3. Durant ces années, jetant les bases d’une forme de monocratie, cette rhétorique sihanoukienne participe ainsi à la longue à la mise en place d’un système de personnification du pouvoir. Le pouvoir khmer est incarné dans une personne et s’exprime par la voix de ce personnage. Vu de l’extérieur, dans les années 50 et 60, il n’est pas exagéré de dire que le Cambodge est Sihanouk et Sihanouk est le Cambodge. Et si à la fin des années 60, le prince Sihanouk est chassé du pouvoir par une partie du personnel politique et militaire qui a misé sur la carte américaine (on est dans le contexte de la seconde guerre du Vietnam), la principale force d’opposition au nouveau régime, les Khmers rouges, n’ont pas oublié les liens tissés entre le prince Sihanouk et la majorité paysanne. Profitant du ralliement du prince à leur combat, les Khmers rouges n’auront de cesse de diffuser à la radio les appels à l’insurrection fomentés par le prince.
Après la terrible expérience khmère rouge, avec la chute du régime de Pol Pot, Sihanouk incarne de nouveau dans les années 80 le visage et la voix de la résistance face au nouveau régime installé par les Vietnamiens. Une décennie plus tard, demeurant toujours incontournable pour tous les acteurs politiques cambodgiens, il va servir de trait d’union à une forme de réconciliation nationale dans les années 90, et va monter de nouveau sur le Trône en 1993 [5].
Cette capacité sihanoukienne à manier le Verbe au service d'ambitions politiques n'a pas seulement frappé les observateurs étrangers. On remarquera que l'autre homme-fort du champ politique cambodgien des années 90 à nos jours, le Premier ministre Hun Sen, s'ingénie à se placer dans le même sillon de la technique oratoire - sens de la théâtralité, humour grivois, admonestations contre les bureaucrates/mandarins profiteurs, effort pédagogique - pour développer un lien personnel entre lui et le peuple. Pourtant, il manquera toujours une gamme dans son spectre du discours publique et politique. Cet écho de sacralité qui résonne dans la parole de Norodom Sihanouk le jour où il a reçu l’onction royale en 1941.
Nasir ABDOUL-CARIME
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[1] Une partie moins volumineuse des archives privées fut léguée à l’Université de Monash (Melbourne) en 2004. Ces documents écrits, sonores, photographiques et audiovisuels ont été numérisés et sont accessibles sur le site de l’université : http://arrow.monash.edu.au/vital/access/manager/Collection/monash:64228 .
[2] Les archives de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge, données à l’École française d’Extrême-Orient et déposées aux Archives nationales (1970-2007), inventaire établi par Clothilde Roullier, sous la direction d’Olivier de Bernon et Pascal Geneste, Paris, Somogy - EFEO - Archives nationales, 2010, 135 p.
[3] Le fonds contient également quelques documents datant de sa période de détention à Phnom Penh au palais Khemarin sous le régime khmer rouge (entre avril 1976 et janvier 1979).
[4] Le téléspectateur français se souvient peut être de ses interventions dans les journaux et documentaires télévisés durant lesquels il défendait avec faconde et volubilité ses positions politiques selon les circonstances historiques du moment (durant ses années de pouvoir, ses années d’exil ou ses années de résistance).
[5] Dernier acte majeur du sihanoukisme, il abdique de nouveau le 7 octobre 2004 à l'âge de 81 ans et favorise avec succès la transmission de la couronne à son avant-dernier fils, Norodom Sihamoni. L'Assemblée Nationale du Cambodge lui accorde le titre officiel de Sa Majesté le Roi-Père - Preah Karuna Preah Moha Virak Ksatr Preah Vorakreach Beida Cheat Khmer - avec les mêmes privilèges et la même immunité que lorsqu'il était souverain régnant.
En attendant les Actes du colloque sur les Études khmères : quelques éléments du discours scientifique portés par deux anthropologues
Vingt-trois ans après le premier symposium sur les études khmères, l’AEFEK, en partenariat avec le Centre Asie du Sud-Est (CASE, UMR 8170, CNRS/EHESS), le Centre Asie du Sud et du Sud-Est (CEASSE, ASIES EA 4512, INALCO) et la revue Péninsule, a réuni du 25 au 26 novembre 2011, dans l’auditorium du nouveau bâtiment de l’INALCO, un large panel de chercheurs khmérisants venant de toutes les disciplines en vue de dresser un état de la recherche sur le pays khmer et de dégager des perspectives pour l’avenir. Les Actes du colloque seront publiés au cours de l’année 2012 dans la revue Péninsule Dans l’attente de cette publication scientifique, l’AEFEK propose à la lecture deux extraits de deux anthropologues, l’un, de Bernard Dupaigne sur l'archéo-métallurgie khmère, l’autre, de Frédéric Bourdier sur les études khmères sans les Khmers (l’auditoire ne put malheureusement écouter cette dernière contribution car des contraintes professionnelles empêchèrent le chercheur d’être présent à cette période à Paris).
Programme du colloque sur les Études khmères, 25-26 novembre 2011, Inalco.
Des Études Khmères sans l’étude des Khmers ?
L’assimilation, implicite ou volontaire, entre les études khmères et le Cambodge donne à réfléchir sur les rapports complexes qu’entretiennent les groupes ethniques qui peuplèrent, et continuent à peupler, l’actuel territoire cambodgien. Il est vrai que les textes de référence, depuis les célèbres chroniques royales jusqu’aux traités historiques et législatifs en passant par les savants écrits sur les religions dominantes, tendent à négliger, et pire encore mettre de côté, les informations complémentaires relevant de sources orales. Ces dernières constituent pourtant les seules données susceptibles de fournir une connaissance encore inédite sur les populations non khmères ne disposant pas de système d’écriture ni d’objets transmis témoignant de leur passé. Avec les précautions méthodologiques qui s’imposent, un tel relevé ethnographique, si possible renforcé par des sources archéologiques, conserve, nous en restons convaincus, toute sa pertinence (Bourdier, 2006 et 2011).
Pour se repérer dans l'espace ethno-linguistique du Cambodge
Plus qu’une simple question de méthode (sur quels matériaux fiables est-il pensable et possible de se pencher ?), on se retrouve confronté à un choix déterminant sur l’éventail social que l’on cherche à mettre à jour. En d’autres termes, doit-on se contenter de mettre l’accent sur les événements et les figures marquantes dont les noms et les donations effectuées sont imprimés, en épigraphie, sur les palais et monuments, ou bien ne vaut-il pas mieux, en plus, défricher de nouveaux terrains, certes plus hasardeux et incertains, mais susceptibles de rassembler des matériaux de terrain plus à même de représenter une part de la réalité sociale encore trop cachée? C’est sur cette voie encore mal tracée, et difficile à baliser, que James Scott (2009) nous oriente en faisant sortir de l’oubli les peuples que l’on croyait sans histoire puisque non répertoriés dans les reliques dignes de ce nom.
Ce qu’il convient d’appeler ethnohistoire reçoit cependant une attention particulière en Amérique du sud (Carneiro de Cunha et Viveiro de Castro, 1985) et surtout dans le sous-continent africain (De Heusch, 1972) où elle bénéficie d’une reconnaissance scientifique patiemment acquise grâce à l’élaboration méticuleuse d’une méthodologie rigoureuse et savamment construite. En dehors de quelques courageuses initiatives de ce genre, l’Asie du Sud-est, et plus précisément le Cambodge (Bourotte, 1955; Azemar, 1886), fait figure de parent pauvre, comme si les dynasties princières mobilisaient l’attention de tout scientifique cherchant lui-même à acquérir ses titres de noblesse par cette voie royale.
Village tampuan de Phum Pachorn (Ratanakiri) - Photo. 1 : Sacrifice du buffle près du Roong en faveur des pluies à venir. Photo. 2 : Don collectif des offrandes aux génies de la forêt
Si des nouvelles recherches sociolinguistique[1] ainsi qu’ethnogénétique[2] permettent d’amener quelques éléments de réponse quant à l’origine, croisée ou indépendante, des populations khmères et non khmères, force est de reconnaître qu’en l’état actuel des connaissances interdisciplinaires, il est imprudent de rassembler sous l’égide de population « khmère » aussi bien les anciens que les nouveaux habitants du pays. Qui plus est, « le terrain khmer », aux frontières très fluctuantes au cours de l’histoire, déborde de partout : il s’étend au-delà de ses limites administratives modernes vers le Laos, la Thaïlande et le Viêt Nam, tout en s’enrichissant à l’intérieur de groupes ethniques vivant essentiellement aux périphéries. La plupart d’entre eux, à l’exception des Chams étudiés en profondeur à partir de l’œuvre d’Etienne Aymonier (1891), furent pendant longtemps déniés d’existence culturelle véritable, jusqu’à être privés du statut humain, pour être finalement relégués à partir des années soixante comme de simples ersatz égarés des peuples des plaines à l’instar des Khmer loeu (un néologisme peu apprécié des groupes ethniques des hauts plateaux signifiant " Khmers d’en haut ").
Le développement des recherches en sciences humaines vient contrecarrer cette idée obsolète de peuple unique et montre au contraire l’existence d’une pluralité de cultures différenciées, emboitées, segmentées ou autonomes (Uk, 2011; Baird, 2008; Guérin, 2008; Bourdier, 2006; Antelme, 1998; Diffloth & Zide, 1992). Si personne ne peut revenir sur l’idée qu’il y a toujours eu des échanges, des fissions et des regroupements entre les divers groupes qui sillonnent le territoire, l’hypothèse d’une origine commune devient de plus en plus ténue.
En même temps, cet Autrui tend à devenir pour un nombre croissant de citoyens khmers un élément constitutif du patrimoine national digne de représenter la diversité culturelle de la nation en reconstruction. Cette reconnaissance de la diversité est un phénomène nouveau. Ce qui était jadis une menace envers la pureté de la race khmère, porté à son apex sous le régime des Khmers rouges, devient désormais une richesse annonciatrice de la multiplicité des rameaux et des ajouts ayant concouru à la formation du peuple cambodgien. Les exemples, relayés par les media, abondent en ce sens, avec au premier plan, une notion d’identité qui se crée, s’anime et s’étale en particularités multiples. Au cœur de ce canevas, entremêlé de différence et de pluralité, on ne peut alors qu’encourager une quête scientifique susceptible d’accompagner ce nouvel engouement national en faveur de la reconnaissance des groupes ethniques sans avoir à les oblitérer de l’adjectif khmer.
Frédéric BOURDIER
Anthropologue, IRD
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[1] Cf. Gérard Diffloth en 1992, et ses derniers travaux en cours ( cf. son dernier ouvrage : Gérard Diffloth, Kuay in Cambodia, a vocabulary with historical comments, Tuk Tuk éditions, décembre 2011, 133 pages).
[2] Programme Sogen, CNRS et Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris.
Références citées :
Antelme, A., « Quelques hypothèses sur l’étymologie du terme « khmer », Péninsule, 1998, 37(2) : 157-192.
Aymonier, E., Les Tchames et leur religion, Paris, 1891, Ernest Leroux.
Azémar, H., « Les Stiengs de Bro'lam », Excursions et reconnaissances, 1886, t. XII, n° 27 : 147-160 & n° 28 : 215-250.
Baird, I., Various Forms of Colonialism: the Social and Spatial reorganization of the Brao in Southern Laos and Northeastern Cambodia, Columbia, 2008, Thesis in Philosophy, University of British Columbia.
Bourdier, F., « Mobility and ethnicity reconstructions in the Cambodian Borderlands with Viet Nam and Laos », Conference on Changing Livelihood and Economic Lives among Ethnic Minorities in Southwest China and Southeast Asia, June 18-20, 2011 Kunming, China.
Bourotte, B., « Essai d’histoire des populations montagnards du sud-indochinois jusqu’à 1945 », Bulletin de la société des études indochinoises, 1955, n.s., t. XXX, n° 1 : 1-116.
Bourdier, F., The Mountain of Precious Stones (Ratanakiri, Cambodia). Essays in social anthropology, Phnom Penh, 2006, JSRC editions, social sciences collection, CKS (Center for Khmer Studies).
Bourdier, F., « Les populations de Ratanakiri, éléments d’ethnohistoire des Proto-Indochinois », Bulletin des séances de l’Académie royale des sciences d’outre-mer, Bruxelles, 1997, 43(4) : 471-493.
Carneiro de Cunha et Viveiro de Castro, « Vingança et Temporalidade : os Tupinambas », Journal de la société des américanistes, 1985, 71(1) : 191-208.
De Heusch, L, Mythes et réalités bantous. I. Le roi ivre ou l’origine de l’Etat, Paris, 1972, Gallimard.
Diffloth, G. & Zide, N. « Austro-Asiatic languages », in William Bright (ed.): International Encyclopedia of Linguistics, New York, 1992, Oxford University Press, Vol. I : 137-42.
Guérin, M., Paysans de la forêt à l’époque coloniale, La pacification des aborigènes des hautes terres du Cambodge (1863-1940), Paris, 2008, EFEO (bibliothèque d’histoire rurale).
Scott, J., The Art of Not Being Governed: An Anarchist History of Upland Southeast Asia, New Haven, 2009, Yale University Press.
Uk, K., Living amidst Remnants of War. Livelihood and Survival Strategies of a Jorai Village in Northeast Cambodia, 2011, Thesis in anthropology, Darwin College, University of Cambridge.
Le fer, les artisans et le pouvoir royal khmer
L'existence du fer est fondamentale dans l'établissement et le développement des empires angkoriens : pour défricher les rizières et établir les systèmes d'irrigation, pour bâtir et pour conquérir. La présence de ce fer en est même venue à symboliser l'existence du pouvoir suprême. Sans l'épée de fer, l'Epée Sacrée, que les mythes racontent lui avoir été donnée par le dieu Indra, le roi khmer ne peut régner. Et les usurpateurs, les prétendants ayant conquis le pouvoir par la force, nombreux dans l'histoire tourmentée du pays khmer, au besoin grâce à l'appui de troupes étrangères, devront, avant de pouvoir régner avec une apparence de légitimité, avoir récupéré les regalia de celui qu’ils avaient déchu.
Photo. 1 : Ancrages de fer pour relier les blocs de grès. Angkor. Palais Royal. Photo. 2 : Plaques de fer fixées sur les parois d’anciens temples. Vat Bo, Siemreap.
Qui produisait ce fer ? De petites communautés, démocratiques et égalitaires, d'artisans installés autour des mines du Phnom-Dek (« Colline de fer »), dans le nord du Cambodge, des populations qui aujourd'hui se nomment elles-mêmes Kouays : « Les Hommes ». Ce fer naissait dans un bas-fourneau de réduction du minerai de fer, selon une méthode à basse température que nous avons connue en Europe jusqu'à la Révolution industrielle sous le nom de « méthode catalane ».
Photo. 3 : Bas-fourneau de réduction du minerai de fer. Kouay du Phnom-Daek. J. Moura, Le Royaume du Cambodge, I, 1883, p. 9.
Au XXe siècle, les temps avaient changé au Cambodge. Le fer, venu de France ou de Chine, concurrençait celui produit par les méthodes artisanales ancestrales, aux coûts de revient bien plus élevé. Mais, en 1969, quelques vieux métallurgistes se souvenaient encore des techniques et des rites qu'ils avaient mis en oeuvre, dans les temps de leur jeunesse, jusque vers 1956, pour obtenir ce fer, l'un des biens les plus rares el les plus précieux durant mille ans au Cambodge. Et pour les enquêteurs venus de la capitale, ils ont déroulé leur savoir, leur expérience et leurs souvenirs.
Le travail est dirigé par un responsable rituel, le chây, qui symbolise l'accord de la divinité avec les hommes. Le chây veille à une exécution parfaite des rituels, nombreux et compliqués, sans lesquels la divinité n'accordera pas aux hommes le privilège de la transmutation de la vile pierre en fer merveilleux. Les rituels, les offrandes, l'habillement du chây, sa chevelure qu'il ne doit pas couper, tout en fait un parent des baku du Palais Royal, ceux qui tentaient de perpétuer le souvenir des Brahmanes des origines, venus il y a deux mille ans de l'Inde, et qui, en veillant aux cultes reliant le roi du Cambodge aux divinités suprêmes, permettaient le maintien du royaume, confié par Indra aux rois cambodgiens.
Le chây doit observer toute une série de prescriptions, suivre une règle de vie, toute une série d'interdits qui en font un être à part dans sa propre communauté, nécessaire mais maintenu à l'extérieur, détenteur, ou plutôt représentant, d’un pouvoir redoutable, dont on a besoin, mais que l'on craint et que l'on évite. Tous les interdits que doit s'imposer le chây tournent autour de la crainte de la souillure, et du pouvoir redoutable et ambivalent du sang, à la fois source de vie et annonciateur de mort.
Pour obtenir le fer, le chây doit prendre sur lui tous les risques de la transgression fondamentale qu’il commet : il doit mélanger des éléments qui devraient rester soigneusement séparés, sous peine de provoquer le bouleversement du monde, le chaos. Il doit mettre en mouvement les éléments fondamentaux de la vie et de l'univers : le Feu, l'Air, l'Eau, la Terre. Toute faute de sa part, tout manquement aux règles, provoqueraient une catastrophe.
Cette royale épée de fer des origines, obtenue de façon miraculeuse, trempée dans le sang exempt de toute souillure de sept jeunes filles vierges et non nubiles, est la preuve de la bienveillance des dieux. Le fer lui-même, né au-delà de la norme et des capacités humaines, est d'une qualité exceptionnelle, et son image en est venue à imprégner toute la symbolique cambodgienne. Toute une part de la civilisation d'Angkor vient de ces obscurs métallurgistes, récolteurs de résines et des lianes des forêts de la « Colline de Fer », influencés par l'Inde certes, mais dépositaires également du savoir des civilisations autochtones de ces royaumes anciens des hautes rives du Mékong.
Les experts étrangers, venus au Cambodge avec le Protectorat et l'industrialisation, s'étaient tous accordés à reconnaître les qualités uniques de ce fer venu du fond des âges. Par malheur, l'intrusion de la société industrielle a rendu inutile l'art des métallurgistes kouays. Et l’art de ces merveilleux artisans, dépositaires d'une culture millénaire, a disparu, en même temps que l'Epée Sacrée.
Aujourd’hui, les mines de fer ont été données en concession à une entreprise chinoise. Mais le minerai ne peut être transformé sur place, faute d’énergie disponible. Et les coûts de transport jusqu’à la mer rendraient son prix prohibitif pour les éventuels utilisateurs. En attendant, les Chinois construisent la route depuis Kompong-Thom.
Bernard DUPAIGNE
Professeur au Muséum national d’histoire naturelle de Paris
Quelques références :
Aymonier, Étienne, « Notes sur le Laos », Excursions et Reconnaissances, Saïgon, VIII, 20, nov.-déc. 1884 : 315-386 (notations sur Melou Prey) ; IX, 21, janv.-fév. 1885 : 5-152 ; IX, 22, mars-avril 1885 : 255-347.
Boulangier, Edgar, « Les Mines de fer de Compong-Swai », Excursions et Reconnaissances, Saïgon, IV, 10, 1881 : 191-196 ; repris IV, 14, 1882 : 153-158.
Campocasso, Émile Deloche de, « Une industrie primitive : extraction et traitement du minerai de fer du Phnom-Dêk », Extrême-Asie, Saïgon, avril 1926 : 149-152, 5 ph. du travail.
Dufossé, Maurice, Géographie physique, économique et historique du Royaume du Cambodge. Monographie de la circonscription résidentielle de Kompong-Thom, Saïgon, Publications de la Société des Études Indochinoises, 1918, 99 p., cartes, plans (vocabulaire kuay, p. 12-16).
Dupaigne, Bernard, « La métallurgie dans l’ancien Cambodge. Travail des dieux, travail des hommes », Études rurales, 125-126, janv.-juin 1992 : 13-24, 1 carte.
Idem, « Obtention du fer et rituels chez les métallurgistes du Cambodge », Eurasie, « La forge et le forgeron. I. Pratiques et croyances », 11, 2002 : 11-30.
Fortoul, A., « Notes sur le fer au nord Cambodge », BSEI, Saïgon, XXI, 2e sem. 1946 : 73-75.
Harmand, Jules, « Voyage au Cambodge », Bull. Soc. de Géographie de Paris, 6e série, 12, octobre 1876 : 337-367. Repris partiellement dans « L’industrie du fer chez les Kouys du royaume de Siam », Paris, Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, 77° année, 3° série, V, mai 1878 : 274-276.
Lévy, Paul, Recherches préhistoriques dans la région de Mlu Prei (Cambodge), Hanoï, Pub. E.F.E.O., XXX, Hanoï, 1943 (Vocabulaire kuy, p. 112-117).
Moura, Jean, « Notes sur le minerai de fer de Compong Soai au Cambodge », Bulletin du Comité agricole et industriel de Cochinchine,I, 3, 2e série, 2e sem. 1874 : 147-151.
Idem, « Fabrication du fer chez les Cuois de Kompong Soai », Revue d'Ethnographie, Paris, I, 1882 : 435-437 (fig. 175 : fourneau de réduction du minerai de fer).
Tranky, Médecin-Capitaine, « Un groupe ethnique khmer ancien, les Kuys », Études Cambodgiennes, Phnom-Penh, 4, oct.-déc. 1965 : 27-31, 3 fig. (vocabulaire kuay).
BIBLIOGRAPHIE & DOCUMENTS
Grégory Mikaelian, Un partageux au Cambodge : biographie d’Adhémard Leclère suivie de l’inventaire du Fonds Adhémard Leclère, Paris, Association Péninsule, Les Cahiers de Péninsule n°12, 2011, 474 p.
Plaquette de présentation de l'ouvrage
Auteur prolixe natif d’Alençon, Adhémard Leclère (1853-1917) est surtout connu pour sa contribution à la connaissance de la société khmère, qu’il côtoya pendant plus d’une vingtaine d’années de 1886 à 1910, comme administrateur colonial.
Adhémard Leclère (1853-1917)
Si son œuvre ethnographique est encore aujourd’hui nécessaire aux spécialistes du Cambodge, c’est, certes, parce qu’elle est fondée sur une masse documentaire de première main aujourd’hui conservée à la Médiathèque d’Alençon (circa 17.000 feuillets), mais aussi parce que ce Normand trempa sa plume dans une encre singulière : formé par l’aristocratie ouvrière de la typographie parisienne, il fut un des journalistes porte-plumes de la tendance possibiliste du socialisme français avant de passer au radicalisme de Clemenceau qui le fit nommer résident provincial dans le Protectorat du Cambodge en 1886. Habité par le messianisme républicain, il crut dans l’avènement de progrès sociaux qu’une description pointilliste des realia devait contribuer à faire advenir en identifiant les archaïsmes de la tradition khmère, pour mieux les éradiquer. Graphomane impénitent, il fit paradoxalement œuvre conservatoire en décrivant par le menu les mœurs et coutumes des Cambodgiens du temps jadis, aujourd’hui moribondes.
[Choisi parmi ses publications sur le Cambodge, l’AEFEK offre à la lecture de ses internautes ce recueil de contes et légendes puisés dans la littérature orale du pays et qui furent publiés entre 1898 et 1912 dans la Revue des Traditions Populaires ]
(Un conte pnong), Revue des Traditions Populaires, T.XIII, n° 12, décembre 1898 : 445-466.
( Le sacrifice du buffle), Revue des Traditions Populaires, T.XIV, n° 12, décembre 1899 : 564-568.
(Contes & Jatakas), Revue des Traditions Populaires, T.XXVII, n° 1, janvier 1912 : 14-25.
(Contes & Jatakas), Revue des Traditions Populaires, T.XXVII, n° 2, février 1912 : 84-90.
(Contes & Jatakas), Revue des Traditions Populaires, T.XXVII, n° 3, mars 1912 : 114-125.
(Contes & Jatakas), Revue des Traditions Populaires, T.XXVII, n° 4, avril 1912 : 175-180.
Zoom sur un document
Un article de fait divers paru dans un des principaux quotidiens de la métropole décrit avec pertinence dans les grandes lignes le double rituel du passage vers d'au-delà au Cambodge
Représentation imagée de la cérémonie de crémation du roi Norodom
Titre de l'article : " Au Cambodge, la crémation solennelle des restes du roi Norodom (1906) "
[ Source : Le Petit Parisien illustré du 14 janvier 1906]
[ Le texte accompagnant la photo : ]
" Norodom 1er, roi de Cambodge, décédé le 23 avril 1904, aura attendu plus de vingt mois son incinération solennelle. C’est la tradition, sur les rives du Mékong, de laisser passer une longue période avant de livrer les restes des souverains à l’anéantissement final.
Au Cambodge, les riches ont la coutume de garder leurs morts dans leur demeure pendant plusieurs mois, avant de les brûler; il en est qui enterrent provisoirement les cadavres de leurs parents décédés, pour en bruler les ossements quelques années après; quant aux pauvres, ils brûlent leurs morts tout de suite après le décès. Le temps de conservation des cadavres se mesure donc à la richesse des familles, et le bûcher sur lequel on les brûle est d’autant plus beau que la condition sociale de la famille du défunt était plus élevée.
On ne s’étonnera donc pas si, depuis si longtemps le corps de Norodom attend son incinération. On l’a placé, ce corps royal, accroupi dans une énorme urne de métal, ornée de ciselures d’or; à l’intérieur de cette urne, le roi défunt macère dans un bain de mercure.
L’urne, sans avoir été ouverte a été portée en grande pompe dans le monument qui lui est destiné et que l’on vient de construire; ce monument est constitué par de grandes pièces de bois ouvragées de bois d’espèces odoriférantes, que relient une solides nattes rehaussées d’ornements et de dessins dorés. L’urne, une fois placée au milieu de ce palais, on met le feu à l’édifice et le roi est incinéré en même temps que sa dernière demeure, tout s’envolant en fumées légères, son corps, l’urne et le palais. Car le bucher du roi défunt doit être, selon les traditions khmers, un palais construit tout exprès pour le feu. Ce palais porte le nom de « Men » ; il a été construit solidement, comme s’il devait être habité pendant de longues années. Les ossements que le feu n’aura pas consumés seront enfermés dans une nouvelle urne en or et déposés dans une tour construite tout exprès à quelques distance du palais.
Les cérémonies qui suivront l’incinération de Norodom seront très brillantes ; à cette occasion, le roi Sisowath doit faire quantité de largesses à son peuple et accorder des grâces aux prisonniers. "
Note sur les récentes publications du Bureau de l’UNESCO à Phnom Penh dans le domaine des langues et cultures des minorités du Cambodge
En 2008, le Bureau de l’UNESCO à Phnom Penh s’engageait dans un ambitieux programme conjoint des Nations Unies [1] visant à contribuer à l’amélioration du niveau de vie de divers groupes ethniques du Cambodge à travers une approche culturelle. Visant principalement à doter des artisans Tampuan, Kreung, Phnong et Kuay de compétences entrepreneuriales, le programme accordait une place importante aux spécificités culturelles et linguistiques de ces populations et comprenait notamment un volet de recherche. C’est dans ce contexte que fut initiée la publication de trois ouvrages de caractère ethnolinguistique.
La volonté de promouvoir des travaux de recherches sur les différents groupes ethniques du Cambodge n’est cependant pas nouvelle puisque dès 2007, l’UNESCO avait publié un ouvrage de Jean-Michel Filippi intitulé « Recherches préliminaires sur les langues des minorités du Cambodge », lequel a ensuite été traduit en khmer dans le cadre du projet mentionné ci-dessus. Cette volonté émane d’un double constat : la relative rareté de la littérature disponible sur les groupes ethniques cambodgiens et la menace de disparition rapide qui pèse sur les langues et les traditions de beaucoup de ces groupes, en particulier les groupes autochtones comprenant ceux qu’on a pu appeler les « aborigènes des hautes terres » [2] du Royaume.
Force est en effet de constater que la documentation existante sur le Cambodge est largement influencée par le « tropisme angkorien » qui affecte la majorité des chercheurs comme le grand public. À ce sujet de prédilection inamovible que constitue Angkor [3] est venu s’ajouter le nouveau grand thème des dix dernières années qui est celui des Khmers Rouges, à tel point que l’essentiel des nouvelles publications portant sur le Cambodge traite aujourd’hui l’un ou l’autre de ces deux domaines d’études. En comparaison, la quantité et la fréquence des publications s’intéressant aux populations cambodgiennes non khmères reste à ce jour bien plus modeste. Aussi, avec notamment la proclamation en 2008 de l’Année internationale des langues, l’UNESCO a-t-elle saisit l’intérêt scientifique qu’il y avait à alimenter un champ de recherche encore trop peu exploité en particulier pour ce qui concerne les langues minoritaires.
Cet intérêt scientifique a été renforcé par un caractère d’urgence que lui confèrent les rapides et profondes transformations subies depuis quelques années par les régions du Cambodge où vivent les populations étudiées. Si les populations autochtones n’ont en effet jamais été totalement coupées du monde extérieur, avec lequel elles ont entretenu des relations commerciales (voire « diplomatiques » pour les plus structurées d’entre elles) la vitesse et l’ampleur des changements provoqués par une interaction de plus en plus déséquilibrée au profit du monde extérieur n’ont cessé de croitre depuis la fin des années 1990 [4]. Les migrations de la plaine avec la montée de Khmers à la recherche de nouvelles opportunités, le développement des infrastructures routières financé par les programmes de coopération de la République Populaire de Chine [5], les créations de plantations au détriment du couvert forestier par des investisseurs étrangers en partenariat avec des hommes d’affaires locaux ou encore l’introduction d’une conception moderne de la propriété constituent autant de facteurs ayant contribué à exposer des modes de vie ancestraux, déjà mis à mal par l’histoire récente du Cambodge, à une modernité à la fois inquiétante pour les anciens et tentante pour les nouvelles générations. Dans un tel contexte, les traditions comme les langues sont menacées tant par des facteurs exogènes (déforestation, remise en cause d'une organisation socio-économique traditionnelle, inversement des proportions démographiques au détriment des populations autochtones autrefois majoritaires dans certaines provinces telles Ratanakiri ou Mondulkiri) que par la désaffection des nouvelles générations brusquement soumises à la tentation du modernisme.
De façon plus générale, la décision de lancer des programmes de recherche résulte en outre de la volonté de promouvoir une meilleure compréhension des cultures locales comme préliminaire à toute tentative de développement [6]. Dans l’esprit de l’UNESCO comme dans celui de ses partenaires, il n’est en effet pas concevable de se lancer dans une entreprise dite de « développement » sans prendre en compte les spécificités culturelles locales tant dans la phase préliminaire que dans la phase de mise en œuvre. Dans toutes les régions peuplées de groupes ethniques dont la culture et les langues sont différentes de celles de la plaine, et a fortiori sur les « hautes terres cambodgiennes », cette exigence est d’autant plus criante. Or, l’actualité récente a démontré les conséquences négatives, voire dramatiques, qui peuvent résulter de l’ignorance, ou de l’absence de prise en considération de ces spécificités par les promoteurs du développement ou les investisseurs venus de l’extérieur (l’ironie veut d’ailleurs que certains travaux de recherche aient pu être menés à bien grâce à l’appui de responsables et employés de l’un de ces acteurs du bouleversement actuel).
Au cours des trois dernières années, le Bureau de l’UNESCO à Phnom Penh aura ainsi publié quatre ouvrages rédigés par des spécialistes renommés : d’abord la traduction en Khmer de l’ouvrage de Jean-Michel Filippi « Recherches préliminaires sur les langues des minorités du Cambodge » (publié en français en 2007) ; puis « Aspects de la culture traditionnelle des Bunoong du Mondulkiri » par Sylvain Vogel qui offre une description, à travers des extraits de littérature orale et de nombreuses photographies, de l’environnement culturel phnong (ou bunoong) tel qu’il perdure aujourd’hui; « Kuay in Cambodia : a vocabulary with historical comments » par Gérard Diffloth qui s’attache à présenter une liste de mots selon les différents registres kuay existants et à en commenter l’usage et l’origine ; enfin « Voix du Mondulkiri » également par Sylvain Vogel qui consiste en un vaste recueil de littérature orale phnong (ou bunoong) [7]. Bien que rédigés dans un laps de temps assez court (de un à deux ans) chacun de ces ouvrages capitalise en réalité sur les nombreuses années de recherches investies par leurs auteurs respectifs dans les sujets étudiés.
Par ce modeste programme, l’UNESCO espère avoir documenté un patrimoine culturel intangible en danger et contribué à alimenter un pan des études cambodgiennes où tant reste à faire.
Blaise KILIAN
Coordinateur du Programme conjoint de soutien aux industries créatives – Bureau de l’UNESCO à Phnom Penh
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[1] Le Programme de soutien aux industries créatives, financé par le Fonds espagnol auprès des Nations Unies pour les Objectif du Développement pour le Millénaire, coordonné par l’UNESCO et conjointement mis en œuvre avec l’OIT, la FAO et le PNUD ainsi qu’avec le Gouvernement Royal du Cambodge (Ministère de la Culture et des Beaux-arts ; Ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Energie ; Ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche ; Ministère du Commerce) dans les provinces de Kompong Thom, Preah Vihear, Ratanakiri et Mondulkiri.
[2] Pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage de Mathieu Guérin, Paysans de la forêt à l’époque coloniale. La pacification des aborigènes des hautes terres du Cambodge (1863-1940), Caen, « Bibliothèque d’histoire rurale » n° 10, Association d’histoire des Sociétés Rurales / École française d’Extrême-Orient / Centre de Recherche en Histoire Quantitative (UMR CNRS 6583), 2008, 356 p.
[3] Cf. M. C. Ragavan, Angkor and the Siem Reap region, a comprehensive bibliography of publications, Cambodian National Commission for UNESCO, 1998.
[4] On ne fait pas ici référence aux traumatismes subis durant la période khmère rouge mais aux transformations intervenues depuis les Accords de Paris.
[5] Au cours des quatre dernières années, l’accès à Mondulkiri, Ratanakiri et Preah Vihear a par exemple été considérablement facilité. Des routes goudronnées placent désormais Sen Monorom à 5h30 de route de Phnom Penh et Banlung à 7 heures. Sr’aèm (village en pleine expansion situé à moins de 20 km du Temple de Preah Vihear et marquant l’entrée du Site culturel et naturel) est à 3 heures de Siem Reap et à un peu plus de 4 heures de Kompong Thom.
[6] Dans le même esprit, le Programme de soutien aux industries créatives a également appuyé la création du Centre de Ressource et de Documentation de Mondulkiri, en partenariat avec l’ONG Nomad Recherche et Soutien International.
[7] Détails de ses références bibliographiques :
- Jean-Michel Filippi, Recherches préliminaires sur les langues des minorités du Cambodge, Ganesha Institute-UNESCO Phnom Penh, Funan Editions, Phnom Penh, mars 2008. 151 pages + une carte pliable.
- Même ouvrage, même "éditeurs", Phnom Penh, juillet 2009 pour la traduction en khmer (traduction par A-4). 182 pages + une carte pliable.
- Sylvain Vogel, Aspects de la culture traditionnelle des Bunoong du Mondulkiri, Tuk Tuk éditions, octobre 2011. 194 pages (édition bililngue khmer et français).
- Gérard Diffloth, Kuay in Cambodia, a vocabulary with historical comments, Tuk Tuk éditions, décembre 2011, 133 pages.
[À télécharger] [Errata]
- Sylvain Vogel, Voix du Mondulkiri, Tuk Tuk éditions, à paraitre (prévision février 2012). Approximativement 730 pages (édition en français et en Alphabet Phonétique International).