BULLETIN DE L'AEFEK n° 6
ISSN 1951-6584
Septembre 2004
SOMMAIRE
Note sur l'identité communautaire khmère : une approche historique et une relecture socio-politique (2° partie)
Suite de la 1° partie publiée dans le Bulletin n° 5.
4. L’élaboration du nationalisme khmer : entre enthousiasme et convulsions
Il faut dire que près d’un siècle de protectorat français sur le royaume khmer (1863-1953) n’a guère contribué par son type de gestion des affaires du pays à l’émergence d’une grammaire et d’une praxis du politique local au service de l’ensemble de la communauté. Sous la mince armature administrative coloniale « suspendue » au sommet et dont les directives dans cette arrière-cour de la colonie indochinoise se focalisent en priorité sur le contrôle de l’ordre public et de la ponction fiscale, s’égrènent toute une série d’institutions "indigènes" à autorité restreinte (mandarinat palatial, services judiciaires…), où dans lesquelles se perpétue la logique de clans.
Toujours dans cette perspective de l’exercice du protectorat, mais à une échelle plus large, entre la maintenance des étiquettes dévolues au Trône traditionnel khmer et la supra-entité de l’Union indochinoise, il existe peu de place pour que le pays khmer puisse se construire en termes d’entités politiques modernes (l’Etat, la Nation).
Toutefois, à partir des années trente, la frange politiquement engagée de la petite intelligentsia khmère issue du système éducatif indochinois moderne commence à s’approprier des outils cognitifs apportés par les barangs (notion de la personne dans la pensée occidentale, l’histoire selon Michelet) - et dont elle perçoit leurs rôles dans l’identification politique de la mère-patrie du colonisateur - pour "politiser" à son tour les liens transversaux locaux (langue, culture, histoire) dans le sens d'une définition de la "communauté nationale khmère".
Pour exemple, l’élaboration du concept de "Nation khmère" a bénéficié de l'introduction dans l'imaginaire collectif de l'élite locale puis de la masse de deux puissants symboles nationaux : un espace territorial khmer scientifiquement délimité en longitude et latitude [la Carte] et un passé collectif prestigieux mis en lumière par les travaux de l'Ecole française d'Extrême-Orient [Angkor].
En écho sur le terrain, faut-il le rappeler, vers la fin des années trente, les premiers signaux nationalistes cambodgiens se sont cristallisés autour d'un journal intitulé Nagara Vatta ("Angkor Vat" et par extension "Pays des Pagodes").
Cela dit, bien que tout un faisceau de facteurs identitaires ait permis aux politiciens khmers et de donner un "sens national" à leurs discours et d'élaborer une phraséologie indépendantiste vis-à-vis du "protecteur" français [dans cette perspective, le succès populaire du mouvement des Yuvans en 1952, mouvement lancé pour appuyer les revendications indépendantistes du roi Sihanouk, marque la première grande démonstration nationaliste populaire (ou collective) khmère à l’échelle du pays], il n'en reste pas moins vrai que ce type de "nationalisme formel" ne suffit pas à bâtir solidement une Nation moderne. Encore faut-il que la notion de "communauté nationale" soit intégrée dans la mentalité culturelle locale. Plus prosaïquement, pourquoi l’individu khmer sortirait du cocon protecteur des réseaux familiaux et de clans si cette nouvelle communauté indifférenciée affirmée, encensée (la nation cambodgienne) n’offre aucune garantie pour une vie meilleure ? C'est tout l'enjeu du "faire de la politique" dans le Cambodge post-colonial.
5. Un monarque relève le défi : Norodom Sihanouk
Dans les années post-1945, contrairement aux premiers partis politiques khmers (parti démocrate, part libéral…) qui se sont appuyés sur les seuls réseaux des notables et sur une opinion publique urbaine encore balbutiante, Norodom Sihanouk a compris que l’assise politique demeurait dans les campagnes, et fort de son aura royale, par la maîtrise du Verbe, il va utiliser tous les canaux médiatiques pour rallier le pays profond à sa politique. Ainsi, dès le début des années cinquante, il engage la royauté, précédemment cantonnée à des fonctions de représentation, dans l’action politique et au service de la constitution d’un État moderne et de l’administration directe du pays.
Par ses visites, par les multiples représentations de son image, par la radio, le meneur/monarque est devenu présent dans la vie quotidienne du peuple, et le pouvoir a été clairement localisé en la personne du premier représentant du Trône. La mise en place du régime du Sangkum (1955-1970) accentue cette situation et l’institutionnalise. Incontournable par ses actes, ses paroles et l’image qu’il donne du régime, Sihanouk occupe tout autant l’espace informatif et médiatique que l’espace politique; il est le chef d’orchestre du Cambodge et son grand communicateur. Il personnifie le Cambodge et de fait, il incarne la conscience collective de son peuple.
Mais à y regarder de plus près, cette cohésion nationale, qui est présentée comme une clé de la réussite sangkumienne tant à l’intérieur qu'à l’extérieur, demeure relative.
1. Dans cette forme de monocratie, la politique " d’union nationale " s’apparente à une politique d’union autour de son dirigeant et d'adhésion à sa politique. Elle est politiquement orientée et est liée à la destinée politique de son chef.
2. Entre le peuple et son dirigeant, les structures de l’appareil politique (Constitution - parlement - activité électorale) continuent à être interpréter comme un champ d’affrontement des réseaux d’hommes qui constituent la trame de l’ordre social cambodgien, qu’on les identifie en termes de clans, de clientèle, de parenté.
Loin de vouloir affaiblir ce paradigme socio-politique khmer, Norodom Sihanouk tend à l’intégrer dans un cadre politique moderne dans lequel il aurait le monopole dans le pouvoir de décision. Si l’idéologie du mouvement reste campée sur les grandes lignes consensuelles du type : " Notre communauté est un Rassemblement national qui combat l’injustice, la corruption, les exactions, l’oppression, la trahison qui se commettent à l’égard du Peuple et du Pays." [1], derrière ces affirmations de principe, le ciment du régime est la notion de fidélité au prince des différents réseaux, de la base au sommet. La logique d’alliance hiérarchique fonctionne pleinement : la mesure de la fidélité au prince permettant l’ascension politique quel qu’ait été le qualificatif "politique" de gauche ou de droite. En parallèle, les réseaux familiaux renforcent la position des uns et des autres. Les quelques groupes qui refusent de se plier à cette règle du jeu politique sont repoussés à la marge du système et finissent par entrer dans l’opposition armée (les Khmers serei ou les Khmers rouges).
3. Enfin, cette définition d’un "nationalisme royal" par le sommet n’échappe pas aux réalités géopolitiques de la guerre en péninsule indochinoise. Et si de 1945 à 1955, Norodom Sihanouk a capitalisé les effets déstabilisateurs de la première guerre vietnamienne pour resserrer la Nation autour de sa personne royale, les fractures internes qui apparaissent dès 1966, liées au deuxième conflit vietnamien, le fragilisent. Et à travers lui, sa politique "d‘union nationale". Il devient une cible pour ses adversaires : l’opposition khmère rouge mais surtout cette classe de dignitaires formés à l’occidentale, représentant d’une administration frustrée du pouvoir et des responsabilités, et qui tournée vers la bourgeoisie d’affaires, est doublement frustrée par les dollars américains qui se déversent sur le régime de Saigon [2]. Une rupture d’une partie de "l’ establishment sangkumien" avec l’ordre établi y apparaît sous couvert de critiques contre la politique du dirigeant khmer, et principalement sur son "laxisme" vis-à-vis de l’implantation de troupes communistes vietnamiennes dans des régions khmères limitrophes du Sud-Viêt-nam. Une redistribution des réseaux d’alliance entre partisans et adversaires du Chef de l’État au sein même du régime se dessine vers la fin des années soixante. Une crise intérieure qui a pour épilogue le renversement de Norodom Sihanouk, le 18 mars 1970. La royauté khmère est abolie au profit d’une expérience politique inédite, celle d’une république vite morte-née. Délaissée d’une nouvelle vision politique nationale normée, la société implose, plongeant ainsi le pays dans une guerre civile qui durera cinq années.
Face à l’échec de la voie sihanoukienne du "nationalisme royal", les dirigeants khmers rouges vont opter pour un nationalisme radical… imposé par la terreur.
(suite dans Bulletin 7) Nasir ABDOUL-CARIME
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(1). Claude-Gilles GOUR, Institutions constitutionnelles et politiques du Cambodge, Paris, Dalloz, 1965, Annexe III, « Statuts du Sangkum Reastr Niyum », pp. 417-424.
(2). Nasir ABDOUL-CARIME, " Mise en perspective de la diplomatie sihanoukienne : une logique doublement péninsulaire et de temps long ", Péninsule, n° 36, 1998 (1), pp. 175-191.
A SIGNALER
La revue PENINSULE n°47 propose la maison cambodgienne comme objet d'étude en termes de structuration d'un micro-espace social khmer et comme base pour une lecture épistémologique critique sur le savoir et le non-savoir du quotidien cambodgien :
- Huy Pan : « La maison cambodgienne : choix du terrain, prescriptions et typologie », Péninsule, n°47, 2003 : 47-92.
- Népote, Jacques : « Comprendre la maison cambodgienne », Péninsule, n°47, 2003 : 93-156.
- Lê Huong : « La maison chez les Khmers Krom », Péninsule, n°47, 2003 : 157-162.
A NOTER
- Rao, Velcheru Rao & Shulman, David & Subrahmanyan, Sanjay, Textures du temps, écrire l'histoire en Inde, Paris, Le Seuil, 2004, 411 p.
Une contribution epistémologique utile sur comment écrire l'histoire hors d'Occident - et que l'on pourrait appliquer aisément au Cambodge - .
Combien de fois n'a-t-on pas entendu de vieilles lunes du genre les Cambodgiens n'ont pas de mémoire historique, ils vivent dans un éther mythologique... pour preuve regardez l'incohérence dans le temps et dans l'espace des chroniques royales.
Mais a-t-on seulement les outils méthodologiques adaptés pour dénouer les fils de leur passé ? Thucydide ou Sima Qian n'ont pas l'apanage du récit historique. D'autres modèles (autre que la prose) peuvent aussi servir de réceptacle à la mémoire historique des peuples.
Autre contribution à ce débat mais plus ciblée sur la zone sudest-asiatique :
- Dovert, Stéphane (sous la direction de ), Réfléchir l’Asie du Sud-Est – Essai d’épistémologie, Paris, IRASEC-Les Indes savantes, 2004, 228 p.-
ZOOM SUR LES TRAVAUX DES MEMBRES
- Stock, Emiko : De l'hétérogénéité des Chams du Cambodge : représentations identitaires au travers des diagrammes de protection magiques, Mémoire de DREA, INALCO, Paris, Septembre 2004, 175 p.
- Antelme, Michel : « A propos d'un texte sur les nombres, les mesures traditionnelles, etc., rédigé par le Hluon Bibhakti Dhânî, yokpatr de Chrui Changvar, pour Adhémard Leclère», Siksâcakr n°6, 2004 : 20-32 (version khmère, pp. 83-106).
Document pour nos internautes
Une représentation stylisée du XVIII° siècle et tirée d'une planche de l'ouvrage de :
Prévost, Quaides Augustins : Histoire générale des voyages, ou nouvelle collection de toutes les relations de voyages par mer et par terre, Paris, la Bible d'or, Didot, 1756, T.17, Pl. N °III , p. 186.