BULLETIN DE L'AEFEK n° 24
ISSN 1951-6584
Décembre 2021
SOMMAIRE
Les premiers pas du roi Norodom Sihanouk en France : retour sur une double légitimation royale par deux régimes français
Dans la nuit du 24 avril 1941, vers une heure du matin, trois limousines s’engouffrent dans l’enceinte du palais royal de Phnom Penh avec à leur bord les princes Sisowath Monireth et Sisowath Monipong, leur sœur la princesse Kossamak, le mari de celle-ci, le prince Norodom Suramarit et leur fils unique, le jeune Sihanouk, alors âgé de 18 ans. Ce cortège princier raccompagne en toute discrétion la dépouille du roi Sisowath Monivong (r. 1927-1941) décédé quelques heures plus tôt dans sa villa de Bokor, une station d’altitude dans la province de Kampot. L’annonce officielle et publique du décès sera faite dans la matinée. Dans ses souvenirs, quatre décennies plus tard, Norodom Sihanouk note que :
« La dépouille du souverain, hâtivement embaumée et revêtue de la grande tenue de cérémonie, est exposée sur un lit de parade pour que le peuple, les corps constitués, les autorités françaises et, bien entendu la famille royale puissent lui rendre un dernier et respectueux hommage. » [1]
Un souvenir d’autant plus marquant que ces derniers jours d’avril 1941 se sont avérés être pour lui et pour le royaume un tournant dans leur destinée respective. Pourtant, jusqu’à la réunion du Grand Conseil de la Couronne, le 26 avril, l’ensemble de la famille royale est dans l’expectative en ce qui concerne le nom du successeur [2]. Traditionnellement, les coutumes khmères n’exigent pas que la Couronne soit dévolue dans l’ordre de primogéniture aux enfant mâles du roi défunt de telle sorte qu’un rapport de force s’installe entre les princes de hauts-rangs et de lignées différentes, rapport bien souvent conflictuel et sanglant comme l’histoire du royaume nous en procure maints exemples, pour finir par aboutir à un nouveau règne. Mais ici, sous le régime du protectorat, ce sont les autorités françaises qui décident. Et celles-ci s’orientent vers une candidature unique dès le 9 avril 1941.
I. L’AVÈNEMENT DU ROI SIHANOUK AU REGARD DES PÉRIPÉTIES HISTORIQUES
Un choix déterminé par le contexte historique du moment, c’est-à-dire une décision au service des intérêts d’une Indochine française fragilisée par les premiers tournants militaire et politique de la Seconde Guerre mondiale très défavorables à la France, avec en corollaire un affaiblissement de l’appareil colonial propice à l’émergence de revendications d’émancipation.
1. L’Indochine française dans la tourmente
Avec la défaite de juin 1940 en Métropole face à l’Allemagne nazie, pour les autorités françaises, penser l’Indochine, c’est tenter de préserver coûte que coûte une continuité du pouvoir colonial à travers le fonctionnement d’une administration qui s’exerce sur 24 millions d’Indochinois et 40 000 Français (civils et militaires). C’est la mission assignée par le régime de Vichy à l’amiral Decoux, le nouveau gouverneur de l’Indochine (1940-1945). Une mission d’autant plus exigeante qu’il doit rapidement faire face à l’expansionnisme japonais en Asie [3]. Qui plus est, profitant de la présence japonaise dans la zone et des alliances passées avec Tokyo, la Thaïlande voisine (nouveau nom du Siam depuis 1939) lance une série d’attaques en janvier 1941 pour récupérer des provinces du Laos et du Cambodge situées sur les rives occidentales du Mékong. Des territoires qui, rappelons-le pour ce qui concerne le Cambodge, furent déjà perdus à la fin du XVIIIe siècle par la Couronne khmère du fait de ses divisions internes et qui passèrent dans la sphère d’influence siamoise tout le long du XIXe siècle avant que la France, en tant que puissance protectrice, et par une série de traités (1904, 1907), parvienne à les replacer sous juridiction cambodgienne. Pourtant, en ce début d'année 1941, malgré une ferme résistance militaire française sur le front terrestre et une victoire navale sur la marine thaïlandaise [4], le Japon impose un cessez-le-feu. Les négociations franco-thaïlandaises aboutissent à un accord préliminaire signé le 11 mars 1941 [5]. Résultat,
« Le Cambodge se voit amputé d’environ 60000 km2 et 300000 habitants : toute la province de Battambang la province de Siemréap (sauf Angkor et tout ou partie des sroks de Puok Siemréap Sautnitkom et Chikreng) la partie nord de la province de Kompong-Thom (sroks de Cheom Khsan et de Chhèp) et la majeure partie du territoire de la province de Stung Treng situé à l’Ouest du Mékong. »[6]
À la lecture de cet accord, le roi Monivong ne peut que constater le désastre. Son père, le roi Sisowath (r. 1904-1927) a débuté son règne avec le retour des provinces de l’Ouest dans le giron de la royauté, lui, le vieux monarque khmer finit son règne avec un royaume démembré. Dévasté, il s’isole dans sa villa royale de Bokor et se laisse mourir peu de temps après.
2. Le processus de désignation du roi Sihanouk à travers les échanges entre l’amiral Decoux et le régime de Vichy
Dans ce contexte anxiogène du début de l’année 1941, alerté par l’état de santé déclinant du roi khmer, l’amiral Decoux, en poste en juillet 1940 après la mise en place du régime de Vichy, peu au fait des réalités cambodgiennes, et encore moins de ses intrigues curiales, va s’appuyer sur les expertises de Léon Thibaudeau, un vétéran de l’administration coloniale indochinoise [7] et Résident supérieur du Cambodge depuis 1936, pour présenter au secrétaire d’État des Colonies, l’amiral Charles Platon, la stratégie de désignation du successeur au roi Monivong. Une suite d’échanges de télégrammes radio chiffrés entre le gouvernement général d’Indochine à Hanoi et le ministère des Colonies à Vichy entre mars et avril 1941 nous révèle comment cette stratégie est présentée, validée puis, mise en action. Avec l’idée qui permet à l’administration française de justifier publiquement son choix : le jeune prince Sihanouk est choisi car il réunit les deux branches dynastiques constituant la famille royale khmère, les Norodom et les Sisowath.
Arrêtons-nous un instant pour présenter ces télégrammes historiques consultés dans les archives du ministère des Affaires étrangères en 1994 [8], et ce faisant exposer la trame d’une décision déterminante pour le cours de l’histoire du Cambodge de la seconde période du XXe siècle.
Le premier télégramme date du 3 mars 1941 et est envoyé par l’amiral Decoux [9]. Il alerte la métropole :
« Mauvais état [santé] majesté SIS[SO]WATH MONIVONG m’oblige à envisager possibilité disparition soudaine souverain et à étudier question succession au Trône (…) »[10]
Il argue du fait que le mode électif dans la désignation du nouveau roi permet aux autorités françaises de « faire triompher candidat de son choix ». Il continue :
« Jusqu’en 1939, candidat gouvernement français a été prince SURAMARITH petit-fils du roi Norodom. Stop. En 1939, monsieur Mandel porta le choix sur le [prince] MONIRETH fils ainé de [sa Majesté] SISOWATH malgré l’avis contraire du gouvernement général. » [11]
Arrive le moment du choix. Tout d’abord par élimination. Il prononce son véto contre le prince Monireth. La cause de cette mise à l’écart : l’épouse du prince, Neang Poc Vane Rosette ou plutôt les réseaux politiques associés à ses réseaux familiaux. Poc Vane est en effet un exemple de la stratégie d’alliance familiale sur plusieurs générations entre les Poc, une vieille famille mandarinale originaire de la province de Battambang, et les Thiounn, dont la figure dominante demeure le grand-père, Thiounn Sambath, ministre du palais, des finances et des beaux-arts en 1902, puis ministre du palais cumulant les charges de Premier ministre depuis 1929 [12]. C’est par ce biais que l’amiral Decoux va mener sa charge :
« [prince]ne parait pas avoir les qualités requises pour faire [un] roi stop. Malgré sa visite militaire en France il est assez déconsidéré dans l’opinion publique cambodgienne en raison de ses faiblesses morales et sa vie privée laisse à désirer stop. Sa concubine dont il a déjà 3 enfants appartient à une famille dont le loyalisme est douteux [point virgule] son oncle notamment est traitre POK VAN [13] qui passé au [SIAM] s’intitule ‘Chef [des] cambodgiens libres’ stop. [Les] Cambodgiens craignent voir cette liaison régulariser par un mariage qui aurait effet [si] MONIRET [accédait] au Trône de placer sur celui-ci une femme de mœurs légères – Alinéa ».
Cette rhétorique de l’administration française contre l’épouse de Monireth réduite au rang de « concubine » et jugée de « mœurs légères », dont Marie Aberdam souligne la récurrence dans une note de synthèse des services de renseignement français de 1952 [14], masque la crainte pour les Français de voir arriver à travers cette personne un clan pro-siamois et anti-français au cœur du système de la royauté khmère [15]. D’autant plus que le bref conflit et la perte des provinces de l’ouest cambodgien au profit des Thaïlandais sont encore brûlants dans les esprits des autorités françaises. Autre raison de l’opposition du duo Decoux-Thibaudeau qui n’est pas évoqué dans le télégramme, si la famille paternelle de son épouse lui a été préjudiciable pour ses ambitions royales, le prince Monireth est aussi confronté à l’antipathie du Résident supérieur Thibaudeau vis-à-vis du Premier ministre Thiounn, chef du clan familial du côté maternel de son épouse. Il le juge vénal et peu fiable pour les intérêts français ; Norodom Sihanouk dans ses souvenirs le résume par une litote : « (…) madame Vane Monireth, qui est la petite fille d’un homme que le résident supérieur déteste cordialement, le Premier ministre Thiounn .» [16]
Ce choix entraîne, si l’on peut dire, une victime collatérale, le prince Norodom Suramarit. Bien qu’apprécié par l’administration coloniale pour sa coopération dans ses différents postes de responsabilité ministérielle au sein du gouvernement cambodgien, ce qui lui vaut des soutiens dans la compétition pour le Trône parmi des administrateurs français en poste à Phnom Penh [17], il s’avère difficile aux yeux du duo Decoux-Thibaudeau de favoriser un Norodom au détriment du prince Sisowath Monireth, de surcroît doublement Norodom, de par son père et de par sa mère[18]. Tel est le message transmis à Vichy lorsque l’amiral Decoux précise dans le télégramme que cette candidature « du prince SURAMARITH doit être exclue car elle risquerait dans les circonstances actuelles soulever les protestations de la branche SISOWATH alinéa d’accord avec Résident supérieur Cambodge. »
Par la suite, arrive le moment de la proposition du candidat idéal :
« J’estime que choix du gouvernement devrait se [reporter] sur un prince dont vertu ne serait pas discutée [et dont] la personne réconcilierait les deux vieilles factions politiques rivales savoir : partisans des descendants du roi NORODOM et partisans des SISOWATH stop seul prince SIAN[OU]K me parait répondre à ces exigences stop arrière-petit-fils du roi NORODOM par son père le prince SURAMARITH, il est aussi arrière-petit-fils du roi SISOWATH [par sa] mère la princesse KOSSAMON et son grand-père maternel le roi actuel stop ».
Le télégramme finit par une demande d’approbation de cette stratégie par le secrétaire d’État aux Colonies.
Avant de valider la candidature du duo Decoux-Thibaudeau, dans le télégramme du 8 mars 1941 [19], l’amiral Platon souhaite avoir des précisions sur certains points : la désignation du prince Monireth à la succession validée par son prédécesseur, Georges Mandel, répond-elle aux desiderata du roi Monivong ? Quelle serait la réaction des deux princes Monireth et Suramarit dans le scénario privilégiant leur éviction respective ? Enfin, a-t-on des garanties sur l’engagement du jeune prince Sihanouk à servir les intérêts de la France ?
Réponse de l’amiral Decoux en date du 4 avril 1941 [20]. Le choix de 1939 en faveur du prince Monireth ne fut pas acté en fonction d’une revendication du roi Monivong [21]. Il intervient à la suite de la rencontre du prince avec le ministre des Colonies de l’époque :
« C’est à la suite d’un entretien avec M. Thibaudeau, alors en congé en France, que Mandel [22], Ministre des Colonies, décida en décembre 1938 de faire venir à Paris les princes Monireth et Suramarith pour juger de lui-même de leurs qualités – stop - ».
ll ajoute que le prince Monireth fut tenu au courant du choix de Georges Mandel. Mais il se fait rassurant, puisque selon lui, ni le prince Suramarit, qui sera certainement satisfait de la désignation de son fils, ni même le prince Monireth, ne feraient obstacle à un tiers choix. Une précision non négligeable est ainsi donnée par l’amiral Decoux :
« Quant au prince Monireth, que j’ai fait pressentir par le Résident Supérieur au Cambodge, il a déclaré à celui-ci que ni sa famille ni lui-même ne feraient opposition – stop – Il a ajouté qu’il désirait simplement être mis en mesure de servir son pays. »
Pour ce qui est de la garantie pour la France en cas du choix porté sur le jeune prince Sihanouk, il se contente de platitudes sur ses qualités de dignité et de respect de la parole donnée. Notons toutefois une certaine prudence au détour d’une phrase lorsqu’il s’engage sur le devenir sihanoukien : « Il est difficile d’affirmer ce que sera dans l’avenir le prince Sianouk. » Sur ce, l’amiral Decoux termine la transmission en insistant une nouvelle fois pour que la décision finale soit prise dans les plus brefs délais.
Cette insistance sera en partie couronnée de succès. En effet, dans un bref télégramme daté du 9 avril 1941 [23], l’avenir royal du prince Sihanouk s’éclaircit avec cette transmission signée Platon :
« Je donne mon accord à candidature S.A. Sianouk – stop – Accusez réception. »
Notons que le secrétaire d’État aux Colonies donne ici son accord pour que le nom du prince Sihanouk proposé par l’amiral Decoux soit intégré sur la liste restreinte des successeurs potentiels. Le court texte n’est pas une validation de facto d’un successeur désigné.
Pour autant, comme cela va apparaître clairement dans le télégramme du 24 avril 1941 [24], l’amiral Decoux s’arroge le droit de préemption sur la décision finale en interprétant le télégramme de l’amiral Platon comme un blanc-seing :
« Je vous fais part décès Majesté SISOWATH MONIVONG survenu à la suite d’une syncope dans la soirée 23 avril dans la villa qu’ Elle occupait à Bokor province de Kampot. Conformément à tradition Résident Cambodge doit réunir Conseil de la Couronne dans le plus bref délai en vue de désignation du futur souverain. (…) J’estime que proposition que je vous ai faite en faveur de Prince SIANOUK est la seule à retenir. La succession au Trône devant être réglée sans délai et un interrègne si court soit-il pouvant avoir dans les circonstances actuelles de fâcheuses conséquences j’ai télégraphié au Résident Supérieur Cambodge que le choix du Gouvernement Français se portait sur le prince SIANOUK. »
Comme le remarque fort justement Milton Osborne : « At the most fundamental level it is clear that Sihanouk became King of Cambodia in 1941 because of a decision taken by Governor General Decoux and ratified by the Vichy Government in France. » [25]
Deux jours plus tard, le 26 avril à 17 h, siégeant dans la salle du Trône, le Conseil de la Couronne présidé par le Résident supérieur Thibaudeau désigne à l’unanimité des voix, sur proposition dudit Résident, le jeune prince Sihanouk comme le successeur de feu le roi Monivong. Il règnera sous le nom de Norodom Sihanouk [26].
3. La thèse du candidat consensuel livrée par les autorités coloniales
À ce stade, il nous revient d’interroger les raisons de ce choix. Il y a matière à réflexion et ceci nécessite de prendre en compte les dits et les non-dits, avec toujours en arrière-fond un contexte historique de crise. Il nous apparaît ainsi que l’analyse de ce processus de désignation doit distinguer l’explication formelle et les paramètres sous-jacents inhérents aux intérêts du pouvoir colonial.
Norodom Sihanouk est choisi car, de par ses ascendants, il réunirait les branches aînée et cadette de la famille royale khmère. Cette raison est mise en avant par le gouverneur général dans les échanges avec Vichy comme un facteur d’apaisement des rivalités princières [27], puis dans sa communication extérieure, pour exalter l’union de tous les Khmers autour du jeune roi sous la protection bienfaitrice de la France [28]. Au point que ce discours officiel devient la thèse officielle du gouvernement général de l’Indochine. Dans « ses mémoires » publiées en 1949, l’amiral Decoux revenant sur son gouvernorat d’Indochine, réaffirme cette thèse officielle [29]. Elle sera reprise telle quelle dans divers ouvrages et articles relatifs à l’histoire contemporaine du Cambodge, et ceci jusqu’à des publications récentes sur internet.
Mais, à regarder de plus près les liens dynastiques au sein de la famille royale, il apparaît que plusieurs princes auraient pu prétendre à ce statut de fédérateur suivant ce principe des ascendants… à commencer par le prince Monireth lui-même ! Des représentants illustres de la royauté khmère nous ont pourtant alertés sur cette incohérence. Citons Norodom Sihanouk lui-même dans « ses souvenirs » : « Mais les choses ne sont jamais simples. Monireth, dont la mère était une Norodom, n’était qu’à moitié un Sisowath. » [30] Plus précise et plus acerbe, la mise au point dès 1955 par la princesse Ping Peang Yukanthor [31] dans une note consacrée à la famille royale [32]. Représentante d’une branche des Norodom dont l’éducation familiale met très haut tout autant la maîtrise de la culture française que la maîtrise de l’ethos palatial khmer, elle écrit :
« Toutefois, nous croyons devoir signaler aux lecteurs de France-Asie une erreur faite par l’Amiral Decoux et ses conseillers, qui indique bien l’ignorance des dirigeants français sur les choses du Cambodge. L’Amiral Decoux, dans les passages de son livre cité plus haut, donne les raisons pour lesquelles il avait écarté le Prince Monireth du Trône au profit du Prince Sihanouk, sous prétexte que celui-ci pouvait se réclamer à la fois de la branche aînée et de la branche cadette. Or, tous les Cambodgiens savent bien que plus d’un Prince peut se réclamer à la fois de la branche aînée et de la branche cadette – ainsi que le montrent les arbres généalogiques publiés ci-après –, et que Prince Monireth lui-même a pour mère une petite-fille du roi Norodom. [33]»
La princesse Yukanthor poursuit en émettant l’hypothèse du décès prématuré de la mère du prince Monireth alors âgé de trois ans pour expliquer cet oubli des décideurs français sur son ascendance Norodom. Il est aussi vrai que son statut de fils aîné du roi Sisowath Monivong, rappelé à chaque occasion dans les journaux français de l’entre-deux-guerres, peut induire un biais d’analyse au détriment de l’autre branche. Mais quid des autres princes ? Bornons-nous ici à souligner que l’ignorance supposée de l’administration coloniale française à propos de la généalogie royale khmère est à relativiser par le fait même que le budget du gouvernement indochinois octroie des pensions aux représentants de la famille royale, dont la somme est fixée en fonction du degré de parenté avec les souverains régnants sous le parasol français, et du rang hiérarchique des titres de notabilité octroyés par le roi, dûment codifié par les us et coutumes du palais [34].
Dès lors, ne faudrait-il pas formuler une hypothèse de travail inverse ? Autrement dit le choix d’une ignorance délibérée. Cette approche aurait eu plusieurs avantages pour la stratégie du duo Decoux-Thibaudeau :
1. En distillant un message politique sur l’union de la famille royale khmère, elle rassure Vichy, pratiquement mis au pied du mur, par le tempo cadencé des télégrammes de l’amiral Decoux.
2. Elle permet au prince Monireth, celui qui paraît le mieux placé en 1939, de ne pas perdre la face. Il apparaît comme le prince qui met les intérêts de la famille régnante au-dessus de son ambition personnelle ; même si au fond de lui-même, la couleuvre relative à ce type d’argument dynastique dut être difficilement digérable ! Il permet surtout au pouvoir français de ne pas mettre publiquement en accusation un des membres les plus-hauts placés de la famille royale khmère par rapport aux risques politiques liés à la famille de son épouse ; ce qui aurait engendré une grave crise entre le gouvernement général d’Indochine et le Trône khmer [35].
3. Enfin, pour le prince Suramarit, un non-Sisowath, le choix est d’autant plus acceptable que c’est son fils qui ceint la couronne.
Si le travail d’influence du duo Decoux-Thibaudeau a pleinement réussi auprès de Vichy et du palais royal au point de parvenir à imposer en moins de deux mois un improbable jeune aspirant au Trône, il nous importe maintenant de comprendre les objectifs sous-jacents à ce choix, voire à ce pari. En clair, à nous intéresser à ce que l’amiral Decoux dans « ses mémoires » nomme des « raisons de haute politique sur lesquelles il n’y a pas lieu de nous étendre ici (…) » [36] concomitantes avec la thèse officielle.
4. Au-delà du discours officiel, la stratégie coloniale du « roi indochinois » au service de ses intérêts
Comme il a été rappelé ci-dessus, la situation géopolitique du régime colonial français en Indochine, sans oublier la rupture politique et idéologique profonde entre le régime de la IIIe République et l’État de Vichy, dont le gouvernement général de l’Indochine reconnait l’autorité, interfèrent au premier chef dans la mise en place de la « solution Sihanouk », terme avancé par l’historien et spécialiste du Vietnam et de l’Indochine coloniale, Christopher Goscha, en écho à l’autre solution, la« solution Bao Dai », en réponse, cette fois-là, dans les années vingt, à la problématique de la succession du Trône impérial vietnamien [37].
Dans son article sur « la fabrique indochinoise des rois coloniaux », il ressort qu’au début de 1920, Albert Sarraut, ancien gouverneur général d’Indochine, devenu ministre des Colonies, et Pierre Pasquier, Résident supérieur d’Annam (1921-1924), élaborent une approche de la « collaboration franco-annamite » basée entre autre sur une réaffirmation forte de la monarchie vietnamienne autour du personnage-empereur portant tous les apparats des traditions ancestrales et se positionnant comme un acteur coopératif et visible de la politique coloniale française dans les provinces de l’Annam et du Tonkin [38]. Il y a l’idée de mettre entre la masse paysanne vietnamienne et une administration française distante une grammaire royale autochtone alliant tradition et modernité, alliant identité culturelle et coopération avec une autorité étrangère. Pour le duo Sarraut-Pasquier, cette nouvelle doctrine monarchique en Indochine a pour vocation, dans le cadre vietnamien, de contrer les discours nationalistes conservateurs et de répondre à la crainte de l’activisme révolutionnaire en Asie porté par l’internationale communiste. Les techniques de la propagande moderne doivent servir ce dessein, c’est-à-dire magnifier les cérémonies et rituels traditionnels, multiplier les contacts du personnage-empereur avec sa population et son administration, des faits et gestes impériaux qui seront relayés dans des messages de communication politique via la presse écrite, les reportages photographiques et les retransmissions radiophoniques. L’objectif final est de faire valoir les liens étroits unissant le royaume des Nguyễn et l’empire colonial français.
Dès 1922, le duo Sarraut-Pasquier met en pratique cette doctrine en s’occupant de l’instruction du jeune Nguyễn Phúc Vĩnh Thụy, le fils unique de l'empereur Khải Định alors âgé de neuf ans. Envoyé en France pour être formé – voire formaté – à la culture française et au savoir-vivre de son élite, il revient sur la terre natale de ses ancêtres pour exercer sa fonction d’empereur à l’âge de dix-huit ans en 1932 [39]. Mais, sans une réelle connaissance de son pays d’origine, sans une maîtrise des rituels et des intrigues à la cour de Hué, sans un solide réseau au sein de sa propre administration, il n’a que très peu de prise sur les réalités locales. Plus inquiétant pour les autorités françaises, à partir de 1933, celui qui se présente sous le nom d’intronisation de Bảo Đại (r. 1926-1945), après deux grandes tournées en province, n’aspire plus à jouer ce rôle de « souverain colonial » vis-à-vis de son peuple. Il s’enferme dans une posture de retrait de la chose publique et ne manifeste aucun intérêt pour la représentation de son personnage royal dans l’espace public. À partir de ce moment, il y a chez Pierre Pasquier, devenu entretemps gouverneur général de l’Indochine, un amer constat d’échec. Qui pis est, il y a lieu de penser que le décès du gouverneur général dans un accident d’avion en 1934 a entraîné l’abandon de cette stratégie coloniale vis-à-vis des trônes indochinois. C’est là un angle mort dans l’instructif travail de Christopher Goscha ; c’est encore plus patent lorsqu’est abordé le cas cambodgien.
En effet, lorsque dans la deuxième moitié des années trente s’engage la réflexion sur la succession du roi Monivong, aucun élément ne semble réactiver la typologie du roi colonial élaboré par Sarraut-Pasquier. Tout au contraire, le choix du ministère des Colonies s’oriente vers deux princes d’âge mûrs (en 1939, Suramarit a 43 ans, Monireth, 30 ans) et dont le profil ne sied pour aucun d’entre eux aux contours du « roi colonial » au service de la politique de « collaboration franco-khmère ». En effet, si le travail du prince Suramarit est apprécié par les Français, il n’en demeure pas moins un Norodom avec une culture dynastique qui entretient volontiers une mise à distance entre le Trône et les autorités coloniales (un discours porté par les Yukanthor ou par son père Norodom Sutharot). Quant au prince Monireth, il agace en haut-lieu par son tempérament trempé et ses critiques à propos du caractère pusillanime des ministres khmers envers l’administration coloniale.
Pourtant, tout change en 1940 avec la mise en place de l’État de Vichy et l’arrivée d’un nouveau gouverneur général de l’Indochine. Les cartes sont rebattues et la stratégie de la fabrique du « roi colonial » est remise à l’ordre du jour par celui qui se vante dans ses mémoires d’après-guerre d'en être l’initiateur, c’est-à-dire l’amiral Jean Decoux. Mais l’affaire est plus complexe. L’amiral est un néophyte des affaires indochinoises. Rappelons que le militaire prend seulement contact avec l’Indochine française en 1939 lorsqu’il est élevé au rang d'amiral d'escadre et désigné comme Commandant en Chef des Forces Navales en Extrême-Orient ; soit quelques mois seulement avant d’être nommé, à sa grande surprise, gouverneur général de l’Indochine. Parmi les administrateurs coloniaux et les conseillers qui l’entourent à sa prise de poste, on peut supposer le rôle de certains dans le traitement du sujet de la succession du roi Monivong. Notre regard se porte en particulier sur le Résident supérieur du Cambodge depuis 1936, Léon Thibaudeau, un haut-fonctionnaire expérimenté qui a débuté sa carrière dans l’administration civile indochinoise en 1907. Et à la lecture de son curriculum vitae, il n’est pas hasardeux de supposer son rôle prééminent dans la stratégie retenue pour la désignation du nouveau roi khmer.
Léon Thibaudeau est, avant son arrivée au Cambodge, un exécutant au plus près de la fabrique du « roi colonial » vietnamien. Si de 1919 à 1928, il est affecté à des postes de responsabilité dans les provinces vietnamiennes en tant qu’administrateur adjoint, puis Résident des provinces de Phan Rang, Qui-Nhon, Hatin et Tanh-Hoa, il est nommé en 1928 à Hué, l’ancienne cité impériale et toujours demeure permanente des empereurs vietnamiens. Il y reste jusqu'en 1931 comme directeur des Bureaux, puis inspecteur des Affaires politiques et administratives. Il est rappelé à Hué en 1933 pour l'intérim du Résident supérieur Yves Charles Martel, qu'il assurera jusqu'en 1934. Ainsi, placé à différentes fonctions administratives avec l’aval du duo Sarraut-Pasquier pour interagir avec la représentation impériale vietnamienne, on peut difficilement penser que Léon Thibaudeau ne maîtrise pas et n’adhère pas au projet d’utilisation des royautés indochinoises de ses mentors, et ne participe pas à sa mise en pratique à l’aune de ses niveaux de responsabilité du moment. Et s’il est muté en 1935 au Cambodge au moment où l’échec de la « solution Bao Dai » devient manifeste, cette expérience annamitique lui sera utile au moment de penser la succession royale cambodgienne. Un sujet qui d’ailleurs commence à devenir une source d’interrogation pour l’administration coloniale dans les mois qui suivent son arrivée au poste d’inspecteur des Affaires politiques et administratives du Cambodge [40]. En 1936, il remplace le Résident supérieur du Cambodge, Achille Silvestre, appelé à l'intérim du gouverneur général de l’Indochine. Une fonction qu’il assumera jusqu'à la fin de l’année 1941 [41].
Sur ce, à défaut de sources archivistiques pouvant mettre en exergue la genèse de la « solution Sihanouk » conçue entre juillet 1940, avec la prise de fonction de l’amiral Decoux, et avril 1941 [42] – si ce n’est la série de télégrammes qui en trace les contours finaux et qui a plusieurs reprises fait référence au Résident du Cambodge – , continuons à nous interroger sur le rôle de Thibaudeau.
En tant que Résident supérieur sous la IIIe République, il alerte ses supérieurs à Hanoi sur les risques de décès du roi Monivong. En 1938, il écrit dans une note à propos du souverain âgé de soixante-deux ans : « Est de constitution assez robuste, mais les abus qu’Elle commet : alcool, harem, peuvent entrainer une mort rapide. » [43] Dans cette perspective, il étudie avec soin les successions au Trône dans l’histoire cambodgienne [44]. Mais globalement, il reste en retrait par rapport aux hésitations de Paris et de Hanoi sur le choix à faire parmi les deux prétendants princiers.
En tant que Résident supérieur sous l’État de Vichy, il comprend que toutes les options sont remises sur la table. Dans les échanges avec l’amiral Decoux, ils comprennent tous deux que la situation nécessite de ne pas nommer un souverain incontrôlable, voire récalcitrant. Mais, à la différence d’un Monivong qui s’enfermait soit dans son palais, soit dans sa villa d’altitude à Bokor, ce pouvoir a aussi besoin d’un souverain qui engage la royauté dans l’action publique pour contenir, en ce temps d’incertitude, les velléités thaïlandaises de propager – en particulier au sein des monastères – l’idée d’une volonté française d’affaiblir la culture et la religion des Khmers. Il y a également une volonté, sous l’ère Decoux, de donner corps à ce « passé glorieux des Khmers » pour répondre aux besoins d’une petite élite urbaine instruite à l’occidentale, doublement frustrée dans sa recherche d’une identité nationale, aussi bien par la réalité du pouvoir français que par le dynamisme intellectuel et nationaliste de son pendant vietnamien. Dans cette perspective, le nouveau souverain doit prendre toute sa part et s’afficher comme « l’héritier des rois angkoriens ». Pour répondre à ces objectifs, ayant échangé avec le Résident Thibaudeau, l’amiral Decoux relance la machine de la fabrication du « roi colonial », cette fois-ci sur les bords du Mékong [45].
Dans ce cadre, contrairement aux règles de succession du Trône vietnamien, les Français ont la main sur le nom du futur roi. Et, il ne fait peu de doute que de par sa connaissance détaillée de la famille royale et de par sa fonction l’amenant à être en contact régulier avec le roi et les princes les plus en vue [46], le Résident Thibaudeau ait proposé la candidature du jeune lycéen Sihanouk à l’amiral. Ce dernier est en effet soutenu par des « anciens du Cambodge » dixit Norodom Sihanouk dans ses « souvenirs ». Relisons ses propos :
« L’amiral, nouveau venu en Indochine, ne connaît ni les Suramarit, ni les Monireth. Mais, il ne laisse pas d’être impressionné par l’avis d’un de ses prédécesseurs, le gouverneur général Sylvestre qui, avant de mourir [47], avait écrit un rapport très défavorable à mon oncle et très favorable à mon père. Les proches collaborateurs de l’amiral sont par ailleurs, pour la plupart, des « anciens du Cambodge » qui se serrent les coudes : le gouverneur [48] Georges Gautier [49], le gouverneur Hoeffel, le professeur Wasner [50]. (…) Tous ces amis de la famille se font les avocats passionnés de la candidature de mon père – ou, à défaut, du choix de son fils, présenté comme le compromis idéal entre les Norodom et les Sisowath. » [51]
Même si, toujours dans « ses souvenirs », par-delà son positionnement dans la généalogie royale khmère, Norodom Sihanouk souligne qu’il n’est pas dupe des raisons de sa nomination, et que déjà à l’époque, le sentiment généralement partagé à Phnom Penh est « que ce lycéen doux et peu contrariant serait un souverain doux et malléable, à la dévotion de la France. » [52]
Quoi qu’il en soit, jusqu’au coup de force des Japonais le 9 mars 1945, à la différence d’un Bảo Đại, le jeune roi khmer répondra aux attentes des autorités coloniales. Avec leur encouragement, il va à la rencontre de son peuple, surtout dans les campagnes, peaufine sa représentation royale dans les cérémonies publiques et expérimente la magie du Verbe royal. Un apprentissage qui, à terme, lui sera fort utile… pour arracher l’indépendance de son pays aux Français et asseoir son autorité politique sur ses concitoyens [53]. Mais ceci est un autre chapitre de l’histoire franco-cambodgienne.
Les premières représentations publiques du « roi colonial » khmer sous le gouvernorat de l'amiral Decoux
[cliquez sur une des trois photographies pour plus de détails]
En définitive, pas tout à fait. Car on aurait pu penser que la représentation du « roi colonial » khmer se termine avec l’attaque japonaise contre les intérêts français amorcée dans la nuit du 9 mars 1945, suivi de l’effondrement en quelques jours du gouvernement général de l’Indochine [54]. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’en n’est rien. Qui plus est, elle réapparait là où on ne s’y attend pas, c’est-à-dire en Métropole, avec la première visite de Norodom Sihanouk sur le sol français en mai 1946.
Entretemps, la reddition du Japon aux Alliés le 15 août 1945, le retour de l’autorité française en Indochine avec le débarquement à Saigon début octobre du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient (CEFEO) dirigé par le général Leclerc, sans oublier la parenthèse nationaliste de Son Ngoc Thanh placé au sommet de l’appareil d’État khmer, tous ces événements interrogent les Français et les Cambodgiens sur le cheminement futur de leur relation [55] ; un modus vivendi est signé entre les deux pays le 7 janvier 1946 qui accorde une autonomie accrue aux autorités cambodgiennes dans la gestion de leurs affaires intérieures – même si des conseillers français restent présents au niveau des postes de décision – ; cet accord de transition met aussi en place les bases d’un régime représentatif dans le cadre de la royauté pour permettre à ses représentants politiques d’entamer un nouveau cycle de partenariat avec la France. Enfin, au niveau local, cette étape de l’après-guerre favorise l’émergence d’un nouvel espace politique dans lequel les luttes de pouvoir entre les Khmers sont dorénavant portées, d’un côté, par un pôle moderne représenté par des partis politiques, en particulier le Parti démocrate, et de l’autre côté, par le pôle traditionnel incarné par le Trône.
Le souverain khmer reçoit le général Leclerc dans la salle du Trône du palais royal
de Phnom Penh en février 1946 suite à la signature du modus-vivendi franco-khmer
II. LES PREMIERS PAS DE NORODOM SIHANOUK EN MÉTROPOLE : LES DERNIERS FEUX DU « ROI COLONIAL »
Ce nouveau contexte historique et politique étant posé, le récit de la première visite de Norodom Sihanouk en Métropole gagne à s’interpréter à l’aune d’un double prisme, celui des objectifs attendus par la France bien sûr, mais aussi celui des attentes de la Couronne khmère. Car, et c’est ainsi que nous le verrons, le dispositif « d’exposition du roi colonial khmer » au regard de l’opinion publique française – et non plus, comme sous l’ère Decoux, au regard de ses concitoyens cambodgiens –, est volontiers endossé par le roi Sihanouk pour servir ses intérêts sur le plan national et international.
1. L’horizon sihanoukien s’ouvre pour la première fois à l’international
En avril 1946, le président du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) [56], Félix Gouin, successeur du général de Gaulle à ce poste, invite le roi Sihanouk en visite officielle en France métropolitaine avec comme point d’orgue la participation à la cérémonie de la Victoire contre l’Allemagne nazie.
Le roi embarque à Saigon à bord d’un croiseur de la Royale, La Gloire. Il est accompagné dans sa suite officielle du prince Sisowath Monireth [57], président du Conseil des ministres, de Nhiek Tioulong, ministre des Finances, de Joseph de Lopez, directeur des Services du Palais, de Nong Kimny, représentant du Cambodge au Conseil des représentants des pays indochinois, du prince Norodom Viriya, secrétaire du roi, de Hem Heng dit Phanrasy, secrétaire particulier du roi, de Poc Thoul, aide de camp du roi et de Poc Thuon, secrétaire particulier du prince Monireth [58]. Il est aussi accompagné dans sa suite privée de jeunes bacheliers khmers qui poursuivront des études supérieures en France [59]. Le voyage dure une vingtaine de jours avec des escales à Singapour, Colombo, Aden, Suez. Le croiseur accoste à Toulon le 10 mai 1946. Une cérémonie de réception en l’honneur du souverain khmer est organisée par les officiels français, puis le cortège royal prend le train pour la capitale.
2. La résonance de l’empire colonial français à travers la représentation du roi khmer à Paris
Arrivée le lendemain matin à la gare de Lyon, le roi Sihanouk débute trois jours de visite officielle à Paris avec un emploi du temps chargé. Ce jour-même, visites protocolaires sous les lambris de l’hôtel Ritz où séjourne le jeune roi, déjeuner avec le président Gouin à l’hôtel de Brienne, réception de la colonie cambodgienne [60] dans l’après-midi puis, dans la soirée, représentation à l’Opéra à laquelle le ministre des affaires étrangères français, Georges Bidault, a également convié ses homologues russe, américain, anglais et d’autres délégations diplomatiques [61]. Le lendemain, les ministres des affaires étrangères de ces trois puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale et le roi Sihanouk se retrouvent pour assister en tant qu’invités d’honneur de la France au grand défilé militaire tenu sur les Champs-Élysées pour célébrer le premier anniversaire de la Victoire des forces alliées sur l'Allemagne nazie et la fin de la guerre en Europe, le 8 mai 1945. Le dernier jour de la visite est consacré à des cérémonies d’hommage militaire à l’Arc de Triomphe devant la tombe du Soldat inconnu et aux Invalides, et se termine dans la soirée par un dîner offert par le roi du Cambodge aux membres du gouvernement français.
En prenant soin d’interpréter ces faits et gestes royaux dans le cadre d’une stratégie d’ensemble, nous constatons de nouveau une mise en scène du « roi colonial » organisée par le ministère des Colonies. Cette mise en scène à l’extérieur de l’Indochine vise deux cibles pour les autorités françaises, son opinion publique et la communauté internationale.
Sur la base d’un protocole visuel bien calibré, la première cible est atteinte par la flèche de l’apparat du « souverain oriental ». Alors que pour ses sorties privées (au théâtre, au cinéma ou dans les musées), il s’habille en costume de ville à l’occidentale, pour ses sorties officielles et publiques, il porte systématiquement des habits traditionnels avec des broderies et des bas en soie. Dans le même temps, cette altérité du personnage royal codifié par le costume se conjugue et se plie aux principes du pays-protecteur par sa participation aux « rites et processions » de la République française. En contrepoint, la presse nationale relaye l’image d’un souverain étranger qui s’intéresse à la culture française, à sa gastronomie, qui manie avec élégance sa langue. Ainsi, par l’image, par l’écrit, par le son, un message type est adressé à l’opinion publique française : malgré ces temps difficiles de l’après-guerre, l’empire colonial français reste une réalité sur laquelle le pays peut compter. Il s’incarne à ce moment chez ce jeune souverain khmer, francophone et francophile.
A l’intention des acteurs internationaux, la France souligne cette-fois la continuité de son rôle international et son importance géopolitique dont témoigne son empire colonial. Son statut planétaire est exposé à travers la scénographie du grand défilé de la Victoire. Sur la photographie publiée par le journal France-Soir [62], le plus grand quotidien populaire d’après-guerre, se positionnent au premier-plan sur l’estrade, de gauche à droite, les ministres des affaires étrangères de l’Union soviétique (Viatcheslav Molotov), de la Grande-Bretagne (Ernest Bevin), des États-Unis (James Byrnes), puis sont placés côte à côte les fauteuils de la France et de son empire colonial, « symbolisé par le jeune roi Sihanouk » comme le note sans détour le reporter du journal.
Autre message adressé à l’international, cette fois-ci en ce qui concerne le sujet spécifique de l’Indochine : la célébration des relations franco-khmères à travers cette visite royale tend à montrer aux autres puissances mondiales que les épreuves subies par l’Indochine française après le coup de force des Japonais n’ont pas réduit la volonté de la France de maintenir une influence prépondérante sur ces territoires d’Extrême-Orient ; un discours que sa diplomatie porte d’ailleurs jusque dans les négociations qu’elle engage durant cette période sur le devenir des territoires vietnamiens avec le Viêtminh, le mouvement indépendantiste du Viêt Nam dirigé par Hồ Chí Minh [63].
Le « roi colonial » à la tribune officielle lors de la cérémonie de la Victoire, le 12 mai 1946
(photographie publiée dans le quotidien France-Soir du mardi 14 mai 1946)
[cliquez sur la photographie pour un plan large de la tribune officielle]
3. La propre partition du Trône khmer dans ce concert diplomatique franco-khmer
Arrive maintenant le moment de s’interroger sur les objectifs visés par le Trône khmer, partie prenante en apparence disciplinée dans cette mise en scène du « roi colonial ». D’autant qu’au Cambodge même ce type de démonstration publique dans les relations franco-khmères n’est plus d’actualité depuis le retour des Français. Les traces laissées par l’effondrement de la potestas française en Indochine après le coup de force japonais, la signature d’un modus-vivendi, les pressions exercées par le milieu politique cambodgien pour obtenir l’indépendance, cristallisées au sein du Parti démocrate, mais aussi la prise de conscience, dans l’entourage du roi, que son autorité sur les Cambodgiens se jouera en partie sur sa capacité à dénouer les derniers liens de subordination qui subsistent dans les relations franco-khmères, sont autant d’éléments qui rendraient inefficaces, voire contreproductifs, ces représentations publiques d’un temps révolu.
Dès lors, et du point de vue de la royauté khmère, la mise en scène coloniale de cette visite de 1946 n’en est que plus intrigante. Norodom Sihanouk a consacré plusieurs pages à cette visite dans ses « souvenirs » [64] ; l’impression dominante qui en ressort est l’évocation d’un voyage royal d’agrément. Le jeune roi de vingt-quatre ans et sa suite découvrent la ville lumière où les engagements protocolaires font place, le soir, aux spectacles, aux dîners mondains et aux charmes de la gente féminine parisienne. Pour l’historien, l’analyse nécessite d’aller au-delà de ces anecdotes et de conjuguer des éléments documentaires disponibles par ailleurs avec différentes strates du contexte historique pour souligner les lignes directrices de la stratégie royale khmère à cette étape de son parcours politique.
Cette visite ponctuée par des cérémonies en grande pompe et par des rencontres avec les plus hautes personnalités de l’appareil d’État français – une dimension essentielle qui n’est évoquée, à notre connaissance, dans aucun écrit –, participe au premier chef d’un processus symbolique de renouvellement de la légitimation politique de la personne royale incarnée par Norodom Sihanouk. Rappelons-nous qu’à la différence de l’empereur Bảo Đại et du roi du Laos, Sisavang Vong, le jeune Sihanouk a été désigné par le représentant de l’État de Vichy, l’amiral Decoux ; une accession royale ratifiée par le gouvernement de Vichy le jour de la désignation [65]. Mais sitôt après-guerre, le Gouvernement provisoire de la République française issu de la résistance sous l’autorité du général de Gaulle considère le régime de Vichy « illégitime, nul et non avenu ». Une parenthèse historique s’intercale dans la continuité constitutionnelle des régimes de la République française. Cette sentence rendrait de facto fragile la légitimité du jeune roi khmer. Ainsi, un Sisowath Monireth qui a été adoubé par le dernier ministre aux Colonies de l’avant-guerre, qui de surcroît a été rappelé sous les drapeaux de la France en 1939, au moment de la mobilisation générale, ne pourrait-il pas contester ce « choix vichyssois » au bénéfice de son neveu ? Si la situation de l’époque le prédispose à pouvoir agir dans ce sens, aucun élément documentaire ne permet d’étayer cette hypothèse.
Quoi qu’il en soit, dès le retour des Français à Phnom Penh, rapidement, il y a une volonté de part et d’autre des autorités françaises et du Trône khmer, de maintenir la continuité dynastique actée en 1941 au service de la stabilité institutionnelle, administrative et politique du royaume cambodgien rétablie par la Proclamation royale signée le 22 octobre 1945. Cette proclamation, en accord avec le Commissaire provisoire de la République [66] et commandant militaire au Cambodge, le général Huard, réaffirme solennellement le retour de relations étroites entre les deux pays [67]. Rassurées, les autorités françaises de l’après-guerre peuvent dès lors envisager une stratégie de coopération avec le jeune roi et son nouveau gouvernement présidé par le prince Monireth pour définir les perspectives nouvelles du Cambodge post-1945. Le résultat de cette stratégie royale privilégiant la coopération et non la confrontation avec la France se retrouve quelques mois plus tard avec la visite de 1946 durant laquelle pendant trois jours la République française multiplie les marques de reconnaissance du statut royal de Norodom Sihanouk. En clair, la mise en scène du « roi colonial » déployée par le gouvernement français répond aussi au besoin de renforcer l’assise royale du côté khmer dans le cadre du retour de la puissance française anti-vichyste en Indochine.
La projection du « roi colonial » via le code vestimentaire à différentes étapes de sa visite officielle à Paris : dans la cour de l'hôtel de Brienne pour recevoir les honneurs de la garde républicaine, en pose avec le président Félix Gouin, dans une voiture décapotable pour ses déplacements parisiens, avec des hauts-gradés militaires français.
Dans un autre registre, c’est-à-dire dans les relations interétatiques, le séjour du souverain khmer en France est aussi l’occasion pour la délégation cambodgienne de discuter avec la puissance tutélaire sur les questions d’ordre intérieur et international qui se posent au Cambodge. Le fait que le roi Sihanouk agrée ce rôle de « roi colonial » vis-à-vis des politiques français, et plus globalement vis-à-vis de l’opinion publique française [68], facilite les discussions entre les deux parties ; celles-ci se déroulant alors dans un climat de dialogue entre deux partenaires qui ont des intérêts en commun. C’est pour le Trône khmer une condition nécessaire pour affronter les incertitudes quant au devenir du royaume.
Et en cette année 1946, l’objectif prioritaire de la Couronne khmère est la récupération des territoires annexés par la Thaïlande en 1941. C’est un enjeu majeur qui risque, en cas d’échec, de mettre en péril le règne du jeune roi, voire la pérennité de la royauté khmère du fait des remous nationalistes irrédentistes qui ne manqueraient pas d’advenir. Le Trône compte sur la France, sur son statut de puissance victorieuse de la Seconde Guerre mondiale et de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies pour faire pression sur la Thaïlande dans le but de l’amener à rétrocéder ce tiers de la surface du royaume amputé en 1941 [69]. C’est, pour aller plus loin, une forme de « contrat » proposée par le Trône khmer au gouvernement français issu de la résistance. Il s’affiche entre les lignes dans la Proclamation royale du 22 octobre 1945. Le roi khmer accepte de coopérer de nouveau avec les Français et pourra en retour bénéficier de leur appui dans les rudes négociations qui s’annoncent avec les Siamois. Lisons à cet effet les premières lignes de la Proclamation :
« Les obstacles qui s’opposaient depuis plusieurs mois à la reprise des relations traditionnelles et de l’amitié entre notre royaume et la France ont aujourd’hui disparu. Le Commissaire de la République en nous transmettant le salut de la France et de celui du chef de gouvernement, le général de Gaulle, a porté à notre connaissance que la France est fermement résolue à s’employer à la restitution par le Siam des provinces arrachées au Cambodge en 1941 et qui avaient été défendues comme le reste du royaume avec la participation de l’armée nationale cambodgienne. »
Ce « contrat » est rappelé par le roi Sihanouk lors d’un discours officiel et public durant son escale en Égypte, quelques jours avant de débarquer à Toulon :
« Nous comptons beaucoup sur la France nouvelle. Nous attendons d’elle son appui efficace pour que nous soient rendus les territoires que le Siam a annexés en 1941. Les Siamois ont profité des difficultés dans lesquelles se trouvait la France après l’armistice pour se faire attribuer la riche province de Battambang. Ils ont ainsi étendu leur territoire au détriment du Cambodge jusqu’au lac Tonlé-Sap. Nous n’avons jamais cessé de protester contre cet abus de la force, d’autant plus odieux que le Siam était alors appuyé par le Japon et que le traité qui a livré une partie du Cambodge aux Siamois a été signé à Tokio [sic]. Aujourd’hui, le Siam a restitué à la Malaisie britannique les territoires qu’il avait annexés comme prix de sa participation à l’effort japonais contre les Alliés. Nous ne comprendrions pas que le Siam tardât plus longtemps à nous restituer les provinces acquises aux dépend du Cambodge dans les mêmes conditions. » [70]
Du côté français, le message royal sihanoukien est entendu. D’autant plus que la France doit restaurer sa crédibilité de puissance régionale dans la zone péninsulaire après l’humiliation japonaise et avec la montée des tensions entre ses forces et les forces vietminh au Vietnam. Cette restauration passe par la réparation de son incapacité à protéger le Cambodge de l’agression siamoise cinq années auparavant. Malgré les négociations pas à pas au sein de diverses instances diplomatiques pour entériner sa politique d’annexion de 1941 [71] (aux Nations Unies, au département d’État américain, au Quai d’Orsay), Bangkok est finalement amené, sous la pression diplomatique de la France et des autres puissances occidentales, à rétrocéder intégralement les territoires khmer et laotien suite au règlement franco-thaïlandais signé le 17 novembre 1946 à Washington, et par lequel la convention de Tokyo du 9 mai 1941 a été annulée et le statu quo antérieur à cette convention rétablie.
Ironie de l’histoire, celui qui, côté cambodgien, est en charge de ce sujet brûlant dans les discussions avec les autorités françaises [72], et qui représente le royaume dans les négociations internationales, en particulier à Washington, n’est autre que le Premier ministre cambodgien, le prince Sisowath Monireth. Ce prince dans lequel le duo Thibaudeau-Decoux voyait, il y a quelques années, un danger potentiel pour les intérêts français s’il accédait au Trône, du fait de ses affinités avec les tenants d’une faction pro-siamoise au sein de l’élite administrative khmère.
Le 27 janvier 1947, le Haut-Commissaire de la République (ex-Gouverneur général), l’amiral d’Argenlieu remet solennellement à la Couronne khmère les trois provinces de Battambang, Siemreap et Sisophon. Une cérémonie de rétrocession qui clôt définitivement, si l’on peut dire, la parenthèse de l’Indochine de Decoux.
Nasir ABDOUL-CARIME
-----------------------------
(1) Norodom, Sihanouk, Souvenirs doux et amers, Paris, Hachette/Stock, 1981, p. 52. Bien que biaisé par endroits, égocentré d’un bout à l’autre du récit par la place qu’il s’octroie dans les événements historiques du Cambodge contemporain, cet ouvrage du prince Sihanouk est le plus intéressant de ses livres par les éléments fournis sur son entourage français et cambodgien et de par son regard, parfois moqueur, parfois tragique, sur les coulisses de l’histoire cambodgienne.
(2) Ibidem.
(3) Fin septembre 1940, le Japon use de la force armée pour s’installer dans la région du Tonkin, et profite du déséquilibre militaire ainsi créé en sa faveur pour négocier un accord franco-japonais sur la facilité de déplacement de ses troupes en territoire indochinois et sur l’exploitation des ressources économiques de la colonie française d’Extrême-Orient au profit de son économie de guerre. Cf. Michelin, Franck, La guerre du Pacifique a commencé en Indochine : 1940-1941, Paris, Passés composés éditions, 2019, 360 p.
(4) La bataille navale de Koh Chang (17 janvier 1941) est la dernière victoire navale effective de la Royale. Voir Gosa, Pierre, Le Conflit franco-thaïlandais de 1940-41, la victoire de Koh Chang, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 2008, 172 p.
(5) L’accord définitif est signé à Tokyo le 9 mai 1941. Voir Michelin, Franck, « Le Japon et la Guerre franco-thaïlandaise : histoire d'un vrai-faux complot », Péninsule n° 78, 2019 (2), pp. 143-169.
(6) Preschez, Philippe, « Le conflit khméro-thaïlandais », Revue française de science politique, 16e année, n° 2, 1966, p. 334.
(7) Cf. infra.
(8) Archives du ministère des Affaires étrangères, États associés (1945-1957), Carton 228 Série K / Cambodge / sous-série : politique intérieure, dossier « Succession au Trône ». Certains de ces télégrammes ont été étudiés par Milton Osborne dès le début des années 1970, ce qui a abouti à un article dense sur la succession royale de 1941 : « King-Making in Cambodia: From Sisowath to Sihanouk », Journal of Southeast Asian Studies, Vol. 4, n° 2, septembre 1973, pp. 169-185. L’on peut regretter une lecture qui reste au ras des sources de l’administration coloniale, qui plus est, articulée à une problématique – celle, précisément, des deux branches de la famille royale khmère – qui interroge dans la mesure où elle paraît bien être, en partie, une construction coloniale. L’historien australien réédite cette lecture vingt années plus tard dans son ouvrage : Sihanouk: prince of light, prince of darkness, Honolulu, University of Hawaii Press, 1994, pp. 23-27. Une revisite de ces documents cruciaux nous a donc semblé nécessaire.
(9) Télégramme arrivée (à Vichy) du 3 mars 1941, n° 957 à 969.
(10) La transmission à longue distance par onde radio de messages chiffrés nécessite parfois pour le radiotélégraphiste-réceptionnaire de palier des bouts de code manquants par la suggestion de mots qui sont mis entre crochets en rapport avec la cohérence générale du message.
(11) Dans la liste restreinte des prétendants potentiels à la succession effectuée par les autorités coloniales françaises de l’avant-guerre, deux noms étaient régulièrement avancés : le premier, Norodom Suramarit, petit-fils du roi Norodom (r. 1860-1904) ; le second, Sisowath Monireth, fils aîné du roi Sisowath Monivong et petit-fils du roi Sisowath, le demi-frère cadet du roi Norodom (à l’origine des deux« dynasties » Norodom/Sisowath). Le premier avait le soutien appuyé d’un ancien Résident supérieur du Cambodge et gouverneur général de l’Indochine par intérim (1936-1937), Achille Silvestre, le second avait bénéficié en 1939 de l’appui du ministre des Colonies, Georges Mandel (1938-1940) ; un appui obtenu après que le ministre avait rencontré les deux prétendants à Paris au cours de cette même année. D’ailleurs, la presse métropolitaine de l’époque présente régulièrement le prince Monireth sous le titre de « prince héritier ».
(12) Pour les détails de cette stratégie d’alliance familiale, se reporter à la thèse de Marie Aberdam, Élites cambodgiennes en situation coloniale, essai d’histoire sociale des réseaux de pouvoir dans l’administration cambodgienne sous le protectorat français (1860-1953), Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, École doctorale d'histoire, 2019, pp. 571-614.
(13) Une confusion se manifeste ici entre le prénom de la nièce, Vane, et le propre prénom de l’oncle, Khun. Sur Poc Khun alias Tralach alias Phra Phiset Phanit en siamois, et son combat contre la présence française depuis son exil en Thaïlande via la création du mouvement des Issarak (mis sur pied en décembre 1940), voir Murashima, Eiji, « Opposing French Colonialism. Thailand and the Independence Movements in Indo-China in the early 1940s », Southeast Asia Research, 13, 2005/3, pp. 333-383.
(14) Aberdam, M., ibidem, p. 636. Citation d’une note anonyme c. 1951 extraite d’un rapport du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) et daté de 1952.
(15) Cette image négative véhiculée par l’amiral Decoux qui sert son dessein anti-Monireth auprès des autorités de Vichy travaillées par un retour de l’ordre moral (voir Boninchi, Marc, Vichy et l’ordre moral, Paris, Puf, 2005, 344 p.) n’est pas partagée par le milieu palatial khmer. Il est à noter que Poc Vane, unique épouse du prince Monireth, qui plus est dotée du titre de neak moneang (épouse princière), n’est frappée par aucune forme d’ostracisme par la famille royale. Elle est régulièrement invitée à différentes cérémonies au palais dans les périodes d’avant-guerre et d’après-guerre.
(16) Norodom, Sihanouk, op, cit., p. 55.
(17) Ibidem, p. 56.
(18) Norodom Suramarit (1896-1960) est le fils du prince Norodom Sutharot et de la princesse Phangangam, tous deux fils et fille du roi Norodom mais de mères différentes.
(19) Télégramme départ (de Vichy) du 8 mars 1941, n° 1001.
(20) Télégramme-arrivée (à Vichy) du 4 avril 1941, n° 1674 à 1675.
(21) Charles Meyer, proche conseiller de Norodom Sihanouk sous le Sangkum (1955-1970), se basant sur ses discussions avec le milieu palatial de l’époque, va plus loin en précisant que le testament royal ne comporte aucun nom pour la succession. Faut-il y voir une relation de cause à effet avec la non approbation du roi Monivong au mariage de son fils aîné avec Poc Vane vers le milieu des années trente ? (Cf. Meyer, Charles, Derrière le sourire khmer, Paris, Plon,1971, p. 109.)
(22) On remarquera la marque irrévérencieuse appliquée au nom de l’ancien ministre des Colonies, non précédé ni du titre de civilité ni d’un titre administratif. Dans le cadre de notre sujet cambodgien, on peut se poser la question de la valeur du soutien au prince Monireth de l’ex-ministre des Colonies de la IIIe République, Georges Mandel, d’origine israélite et opposant notoire à l’Allemagne nazie, pour les responsables de l’État de Vichy. Ici, poser la question c’est déjà,d’une certaine façon, y répondre.
(23) Télégramme-départ (de Vichy) du 9 avril 1941, n° 1597.
(24) Télégramme-arrivée (de Hanoi) du 24 avril 1941, n° 2108 à 2109.
(25) Osborne, M., op.cit., p. 180.
(26) Télégramme-départ (de Hanoi) du 26 avril 1941, n° 2153 [in] Archives du ministère des Affaires étrangères, Guerre 1939-1945, Vichy, Asie, Série E, Carton 256.
(27) Un point de vue accepté par l’amiral Platon dans son télégramme du 8 mars 1941.
(28) Dans les brèves des journaux en Métropole, reprises avec encore plus de verve dans la presse indochinoise, ce lien de cause à effet est abondamment souligné. Voir en particulier la revue Indochine, un hebdomadaire illustré, qui multiplie dans ses n° de mai à novembre 1941 des articles élogieux sur le nouveau jeune roi.
(29) Decoux, Jean, A la barre de l'Indochine : histoire de mon Gouvernement Général : 1940-1945, Paris, Plon, 1949, p. 286.
(30) Norodom, Sihanouk, op, cit., p. 55.
(31) Les Yukanthor sont une branche des Norodom issue de l’union entre un des fils du roi Norodom, Aruna Yukanthor (1860-1934) et une de ses filles mais de mère différente, la princesse Malika (1872-1951). Voir dans ce même bulletin, Mikaelian, Grégory, « La bohème parisienne d’Areno Iukanthor (1919-1938). Du prince de l’imitation à l’initiation du prince ».
(32) Yukanthor, Ping Peang (princesse), « Personnalité de S. M. Norodom Suramarit », France-Asie, n° 113, octobre 1955, pp. 243-258.
(33) C’est la princesse Norodom Kanviman Norleak Tevi (1876-1912), fille de Norodom Hassakan (1858-1888), lui-même fils du roi Norodom.
(34) On peut avoir un exemple des répartitions des pensions au bénéfice des différents membres de la royauté khmère en consultant cet article d’Adhémard Leclère, « La cour d’un roi du Cambodge », Ethnographie, 1913, n° 1, pp. 41-76.
(35) D’ailleurs, après la validation du Conseil de la Couronne, les services de renseignement français continuent de surveiller le couple qui est hébergé dans la maison de Poc Hell, le père de Poc Vane (Aberdam, M., op. cit., p. 637). D’après les dires de Charles Meyer (p. 109), mais plus particulièrement ceux de Pierre Lamant basés sur un bulletin de renseignement politique des services de sécurité français de mars 1946, pour éviter toute action inconsidérée encouragée par la famille de sa femme, les autorités françaises le rappellent sous les drapeaux peu après la désignation de son neveu et l’envoient loin de Phnom Penh, à Tong, un camp de légionnaires dans le Tonkin (Lamant, Pierre, « Le Cambodge et la décolonisation de l’Indochine : les caractères particuliers du nationalisme Khmer de 1936 à 1945 », [in] Charles-Robert Ageron, Les chemins de la décolonisation de l'empire colonial français, 1936-1956, Paris, CNRS éditions, 1986, voir note 5). Toutefois, Jean-Marie Cambacérès, qui fut marié à une petite-fille de Norodom Sihanouk, auteur d’un ouvrage consacré au défunt roi, Sihanouk, le roi insubmersible (Paris, éditions du Cherche midi, coll. « Documents », 2013), en puisant dans le récit familial et royal de sa belle-famille, situe cet exil du prince Monireth chez les légionnaires à la suite d’une manifestation anti-française intervenue à Phnom Penh le 20 juillet 1942, connue sous le nom de « révolte des ombrelles », les autorités coloniales le soupçonnant de sympathie envers les meneurs (p. 35).
(36) Decoux, Jean, op, cit., p. 286.
(37) Goscha, Christopher, « Bao Dai et Sihanouk : la fabrique indochinoise des rois coloniaux », [in] Agathe Larcher-Goscha et François Guillemot (dir.), La colonisation des corps. De l’Indochine au Viêt Nam, Paris, Vendémiaire, 2014, pp. 127-175.
(38) Dans le cadre de l’Union indochinoise, l’empereur des Viêts dont la cour se trouve à Hué demeure officiellement le souverain de l'Annam et du Tonkin, régions sous protectorat français, a contrario de la Cochinchine devenue une colonie française.
(39) Il retourne une première fois à Hué pour se faire introniser empereur du Vietnam en janvier 1926 avant de repartir en France pour poursuive ses études.
(40) Sorn, Samnang, L'évolution de la société cambodgienne entre les deux guerres mondiales (1919-1939), Thèse de doctorat d’Histoire, Université Paris VII-Denis Diderot, 1995, p. 97.
(41) À la fin de cette année, en désaccord avec la politique conduite par Vichy en Indochine, il demande sa mise à la retraite. Il sera remplacé par Jean de Lens. Il se retire à Dalat en janvier 1942. Interné par les Japonais après le coup de force de mars 1945, il sort de prison quelques mois plus tard, marqué par les mauvais traitements et la maladie. Il décédera en juillet 1946 à son retour en France. Sa disparition est pour l’historien synonyme de la perte d’un témoignage précieux sur cette période de l’histoire du royaume khmer.
(42) En ce temps d’affaiblissement de l’Indochine française, peut-on penser que le pouvoir colonial s’interdit de retranscrire dans les documents officiels l’état de sa situation, d’autant que ces documents peuvent être interceptés par les Alliés ou l’armée nippone ? Cela pourrait être une raison pour ne pas évoquer les justificatifs véritables dans la désignation du prince Sihanouk. L’historien entre ici dans une phase de non-dits et s’engage dès lors sur le terrain des hypothèses.
(43) Sorn, S., ibidem, p. 98.
(44) Note de Thibaudeau du 20 octobre 1938 où il fait la liste détaillée des parentés dans le processus de succession royale dans l’histoire du royaume : fils aîné, fils cadet, frère, oncle, etc… [in] Archives nationales de la France d’Outre-Mer, Fonds Indochine-Nouveau Fonds, Carton 48, dossier 577, « Roi du Cambodge (1928-1939) », source citée dans Sorn, S., ibidem, p. 78 et note 1.
(45) Mais l’on ne doit pas se tromper sur la finalité de cette politique qui est bien résumée par Christopher Goscha dans un de ses ouvrages : « Loin d’incarner une franche rupture avec le passé, le gouverneur général de Vichy, Jean Decoux, poursuivit largement la double politique de ses prédécesseurs, Albert Sarraut et Pierre Pasquier, alliant fédéralisme indochinois et mobilisation des monarchies et des traditions locales. Le but restait inchangé : il s’agissait de maintenir l’Indochine coloniale en place. », [in] Indochine ou Vietnam ?, Paris, Vendémiaire, 2015, p. 124.
(46) Ainsi, dans la gestion politico-administrative du pays, notamment à la présidence du conseil des ministres de sa Majesté, le Résident supérieur Thibaudeau est en relation de travail avec le prince Norodom Suramarit, le ministre de la Marine, ou avec le prince Sisowath Monireth, secrétaire général Palais, de 1934 à 1937, puis devenu délégué auprès des affaires sociales, de la santé et des sports jusqu’en 1939.
(47) Achille Silvestre (1879-1937).
(48) Lorsque Norodom Sihanouk parle de « gouverneur », il faut comprendre « résident », terme administratif de l’administration coloniale désignant son représentant officiel qui exerce un gouvernement indirect sur une province donnée d’un pays protégé (ici le protectorat du Cambodge) ; le résident supérieur, quant à lui, voit ses prérogatives élargies à l’ensemble du pays.
(49) Georges Gautier, breveté de l’École coloniale, débute sa carrière dans l’administration indochinoise en 1925 dans les provinces cambodgiennes de Pursat et de Kampot puis devient chef de Cabinet du Résident supérieur du Cambodge, Achille Silvestre. Il est nommé chef de Cabinet du gouverneur général de l’Indochine par interim en 1936 en accompagnant Achille Silvestre à Hanoi. C’est là un duo pro-Suramarit et anti-Monireth. En 1937, il est nommé résident dans la province de Kandal jusqu’à ce qu’il soit appelé à diriger le Cabinet du nouveau gouverneur général Decoux en juillet 1940. Il est à ce moment placé à un poste stratégique dans la transmission des informations relatives à la succession royale khmère. Si le gouverneur Decoux est ainsi très intéressé par le rapport de Silvestre, on peut en déduire que l’activisme de Georges Gautier n'y est pas pour rien. L’amiral Decoux lui renouvellera sa confiance un an plus tard en le nommant en juin 1941 Secrétaire général du Gouvernement général. Il sera par la suite un fervent artisan de la fabrique du « roi colonial » en organisant, en tant que Résident supérieur du Cambodge en 1943, une grande visite du jeune roi Sihanouk dans différents chefs-lieux de son royaume. Voir Goscha, C., « Bao Dai et Sihanouk… », op.cit., p. 165.
(50) Louis Wasner, professeur de français au lycée Sisowath et ami du prince Suramarit, a initié le fils de ce dernier, le jeune prince Sihanouk, au latin-grec.
(51) Norodom, Sihanouk, op, cit., p. 56.
(52) Ibidem, p. 54.
(53) Voir Abdoul-Carime, Nasir, « Réflexion sur le régime sihanoukien : la monopolisation du Verbe par le pouvoir royal », Péninsule, n° 31, 1995 (2), pp. 77-97.
(54) Cf. Zeller, Guillaume, Les cages de la Kempeitaï : les Français sous la terreur japonaise, Indochine, mars-août 1945, Paris, Tallandier, 2019, 317 p.
(55) Il faut dire qu’en quelques mois de domination japonaise, des événements politiques forts se sont enchaînés à Phnom Penh. Sous la pression du représentant nippon sur place, le jeune roi Sihanouk dénonce les traités franco-cambodgiens et proclame l’indépendance du pays le 12 mars 1945. Cet acte s’intègre dans la stratégie d’un Japon pour qui la situation est critique dans la guerre du Pacifique, et qui pousse à l'indépendance des composantes de l'Indochine française (Vietnam, Laos, Cambodge) avec pour prétexte de permettre aux peuples indochinois d’intégrer son alliance – moribonde en 1945 – de la « Sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale », mais avec pour objectif final de susciter un chaos institutionnel, juridique et politique dans l’éventualité d’un retour des Français dans la zone. Pour en revenir au cas cambodgien, si la proclamation de l’indépendance du pays reste de l’ordre du symbolique (aucune reconnaissance de la communauté internationale y compris du Japon impérial), la dénonciation par le souverain khmer du traité de protectorat franco-khmer instauré en 1863 vide de sa substance normative des décennies de liens entre la France et le royaume du Cambodge. Pour quelques mois, le pays se retrouve donc dans un entre-deux juridique qui nécessite une clarification avec le retour des Français. D’autant plus que cette situation a favorisé à court terme l’émergence au premier plan politique d’un activiste indépendantiste du nom de Son Ngoc Thanh. Soutenu en sous-main par les services japonais, il s’impose par la force au poste de président du Conseil et affiche une politique résolument hostile au retour des Français, même en vue de négocier une phase de transition vers l’indépendance. Premier ministre exerçant une autorité fantomatique sur le pays, il perd son principal soutien dès le lendemain de sa nomination avec la reddition japonaise aux Alliés le 15 août, puis il est arrêté manu militari deux mois plus tard par le chef du corps expéditionnaire français en Extrême-Orient, le général Leclerc, venu spécialement de Saigon en avion avec quelques hommes. Une arrestation qui symbolise le retour des Français au Cambodge. Sur cet activisme thanhiste, voir Chandler, David, « The Kingdom of Kampuchea, March–October 1945: Japanese–sponsored Independence in Cambodia in World War II », Journal of Southeast Asia studies, Vol. XVII (1), mars 1986, pp. 80-93. Sur le déroulé de ces jours critiques d’octobre 1945 voir le témoignage d’un acteur-clé, le général Huard « La rentrée politique de la France au Cambodge (octobre 1945 – janvier 1946), [in] Charles-Robert Ageron (éd.), Les chemins de la décolonisation de l'empire colonial, Paris, Éditions du CNRS, 1986, pp. 215-230 & Smith, Tim. O., « Britain and Cambodia, September 1945–November 1946: A Reappraisal », Diplomacy and Statecraft, Vol.17, n° 1, mars 2006, pp. 73-91.
(56) Le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) est le nom donné au régime politique et aux institutions correspondantes qui, succédant le 3 juin 1944 au Comité français de libération nationale (CFLN), ont dirigé pendant deux ans l'ensemble du territoire de la France métropolitaine et de son empire jusqu'au 27 octobre 1946, date de l'entrée en vigueur de la IVe République. À sa tête est nommé un président qui a le statut équivalent de Chef de l’État. Félix Gouin est président du GRPF de janvier à juin 1946.
(57) Après l’arrestation de Son Ngoc Thanh, le Palais, en accord avec les Français, nomme le prince Monireth président du Conseil des ministres le 17 octobre 1945.
(58) Dans cette liste établie sur la base d’une note des services diplomatiques français (« Voyage de Sihanouk en France, 10 mai au 14 mai 1946 », Ministère des affaires étrangères, fonds Asie-Océanie, 1944-1955, Indochine, Cambodge, carton 23), on remarquera que le prince Monireth est accompagné par deux de ses beaux-frères, Poc Thuon et Poc Thoul.
(59) Dans « ses souvenirs », Norodom Sihanouk note à ce sujet : « Mon arrière-grand-père Sisowath avait emmené avec lui lors de sa visite en France des danseuses qui se produisirent avec succès à Paris et à Marseille. La presse française tout en regrettant nos danseuses, félicitera le « jeune et moderne » Sihanouk de s’être fait plutôt accompagner d’étudiants. », op.cit., p. 122.
(60) On aurait aimé connaitre ces visiteurs compatriotes : aurait-il croisé le philologue et épigraphiste Au Chhieng ou le prince Sisowah Youthevong en partance pour le Cambodge pour prendre les rênes du Parti démocrate ? Sur Au Chhieng, voir l'étude fouillée de Grégory Mikaelian, « Le grū du Parnasse : Au Chhieng chez les Titans », Péninsule, n° 78, 2019 (1), pp. 93-142.
(61) Cette présence de diplomates internationaux dans la capitale parisienne s’explique par la tenue, parallèlement à la visite du roi khmer, d’une série de négociations sur le sort de l’Italie, de la Finlande et d’autres pays d’Europe de l’Est à la sortie de la guerre. Ces négociations aboutiront au traité de Paris de 1947.
(62) France-Soir du mardi 14 mai 1946.
(63) Remarquons que le départ du khmer Norodom Sihanouk coïncide avec l’arrivée du vietnamien Hồ Chí Minh pour un long séjour en France (du 31 mai au 20 octobre 1946) en vue de trouver une solution à la ligne de fracture autonomie/indépendance du Viêt Nam dans le cadre de la conférence dite de Fontainebleau.
(64) Norodom, Sihanouk, op, cit., pp. 122-133.
(65) « Le Gouvernement français a ratifié le 26 avril, le choix de S.A.R. le Prince Sianouk à la succession du Trône du Cambodge. Le Maréchal, le Chef de l’État, a fait parvenir au nouveau Roi ses vives félicitations, auxquelles le Contre-Amiral Platon, Secrétaire d’État aux Colonies, a joint ses souhaits personnels d’heureux règne. », [in], Indochine, n° 36, 8 mai 1941, pp. 11-12. Autre exemple dans ce sens, lors des fêtes de couronnement qui ont eu lieu du 25 au 30 octobre 1941, la revue Indochine consacre une page entière à un « échange de messages entre le Maréchal Pétain et le Roi du Cambodge », n° 64, 20 novembre 1941, p. 8. Ces messages sont écrits d’un côté comme de l’autre par des mains françaises – il ne faut en effet pas imaginer une quelconque liberté de l’écrit dans ces échanges épistolaires et diplomatiques pour la partie cambodgienne –, et s’ils soulignent ce que l’orientaliste Paul Mus nommera plus tard dans son ouvrage, Destin de l’Union française, « le monologue du colonialisme », ils n’en demeurent pas moins le symbole d’une légitimation du nouveau roi khmer par le régime de Vichy.
(66) Titre provisoire qui remplace l’ancien titre de « Résident supérieur » sous le régime du Protectorat devenu obsolète.
(67) Cf. Archives du ministère des Affaires étrangères, Asie-Océanie (1944-1955), Indochine, Cambodge, Carton 106, « Déclaration du Roi / AFP du 26 octobre 1946 ».
(68) Cette opinion publique est informée essentiellement par la presse nationale et régionale qui relatent dans des brèves les faits et gestes du souverain khmer. Au-delà des manifestations publiques qui ponctuent les trois jours de la visite officielle, le roi Sihanouk poursuit son séjour en France en mode privé jusqu’à la fin juin 1946 ; l’on apprend ainsi par la presse qu’il a visité le château de Versailles, parcouru les plages du débarquement en Normandie et fait, suite à sa demande inopinée au gouvernement français, un stage de cavalerie et d’arme blindée à l’École militaire de Saumur. Il y entre pour deux semaines, le 20 mai, avec une nomination impromptue au grade de « lieutenant » de l’armée française. Autre fait marquant, sa visite incognito à Colombey-les-Deux-Églises, et la première rencontre avec le général de Gaulle dans sa demeure familiale de la Boisserie.
(69) Il faut rappeler que si le cessez-le feu entre la Thaïlande et la France est imposé par les Japonais en mars 1941, la ratification définitive de l’accord de fin des hostilités est signée en mai (cf. supra note 5) et la passation effective des territoires à l’administration thaïlandaise est accomplie en septembre de la même année, soit dans les premiers mois du règne de Norodom Sihanouk. Pour le souverain khmer, c’est un traumatisme national qui avait déjà, on s’en souvient, précipité le décès de son grand-père le roi Monivong, et qui entache le début de son règne ; tâche qu’il a bien sûr à cœur d’effacer au plus vite.
(70) « Voyage du roi du Cambodge », Tropiques, revue des troupes coloniales, n° 278, juin 1946, p. 91.
(71) Sur ces affrontements diplomatiques voir cette solide étude basée sur les sources thaïlandaises : Murashima, Eiji, « Thailand and Indochina 1945-1950 », Journal of Asia-Pacific Studies, n° 25, décembre 2015, pp. 137-176. Parallèlement, pour figer son avancée territoriale, la politique thaïlandaise s’efforce tout le long de l’année 1946 de favoriser l’émergence dans les instances internationales de l’idée du rejet d’un retour des Français par les Cambodgiens. Via le relais diplomatique comme l’on peut le noter dans cette dépêche de l’agence de presse américaine United Press du 1° février 1946 avec la mise en lumière de l’activisme des partisans du Premier ministre déchu et en jugement à Saigon, Son Ngoc Thanh : « On apprend qu’une délégation cambodgienne est arrivée récemment aux États-Unis, après avoir tenté, sans aucun résultat jusqu’ici, de faire patronner par les Nations Unies la cause de l’indépendance du Cambodge. » Le chef de cette délégation est un certain Pann Yung. Il se présente comme le représentant à Bangkok du « gouvernement du Cambodge libre ». Issu comme Son Ngoc Thanh de la minorité khmère de Cochinchine (khmer krom), cet ancien mandarin à la retraite de l’administration cambodgienne a aussi envoyé plusieurs lettres au début de l’année 1946 au chef du gouvernement français, Félix Gouin, dénonçant l’injustice faite à son mentor. Cf. Archives du ministère des Affaires étrangères, Asie-Océanie (1944-1955), Indochine, Cambodge, Carton 106 ainsi que la fiche biographique de Pann Yung publiée sur le site de l’AEFEK : https://www.aefek.fr/wa_files/pann_yung.pdf. Via aussi le relais des armes avec un appui en matériels et en logistique au groupe rebelle khmer des Issaraks basé en zone siamoise pour déclencher le 6 août 1946 une attaque coordonnée sur la ville de Siemreap et sur les alentours des monuments d’Angkor (zone qui reste sous autorité française). Des combats qui dureront plusieurs jours faisant quelques soldats blessés ou tués du côté français. Cette attaque calibrée dans une zone culturelle mondialement connue fera quelques brèves dans la presse internationale.
(72) En particulier avec Georges Bidault, le ministre des affaires étrangères français et aussi à partir de juin 1946, le successeur de Félix Gouin à la tête du gouvernement français ; sans oublier Marius Moutet, le ministre de la France d’Outre-mer (ex-Colonies).
Présentation de la collection des périodiques khmers de la BULAC
par Soline Lau-Suchet
Responsable adjointe du pôle Développement des collections - Chef d'équipe Asie
La BULAC (bibliothèque universitaire des langues et civilisations) possède une collection de plus de 600 périodiques dits "khmers”, qui constitue un ensemble unique au monde. Il s’agit en grande majorité de titres de presse et de magazines édités au Cambodge, principalement en khmer, bien que la collection compte quelques titres en français, chinois ou anglais. La collection inclut également des titres de la diaspora, ainsi que plusieurs titres édités ailleurs en Asie du Sud-Est. Elle représente un corpus documentaire d’un intérêt rare pour l’étude du Cambodge contemporain, dans des domaines aussi larges que la linguistique, la littérature, la science politique ou l’étude de la société khmère.
Le signalement informatique de cette collection est un travail au long cours, aussi la liste des titres au catalogue n’est-elle pas encore complète, non plus que certains états de collection (la liste des numéros conservés pour chaque titre).
À l’exception de 8 titres issus de l’ancienne Bibliothèque interuniversitaire des langues orientales (BIULO), cette collection s’est constituée grâce aux dépôts effectués par l'École française d’Extrême-Orient depuis 2006, par l’intermédiaire d’Olivier de Bernon. Ces enrichissements concernent quatre ensembles, dont M. de Bernon a proposé une présentation détaillée dans la revue Moussons [1], qui reste la meilleure introduction au corpus que nous présentons ici.
PER.9758 :
Kambuja Soriya
Le premier ensemble concerne le fonds Gérard-Henri Brissé (1936-2018), ancien conseiller particulier de Norodom Sihanouk, qui fit don en 2010 à l’ÉFEO de sa collection de périodiques. Celle-ci inclut des titres relativement anciens, dont les principales publications francophones de la fin de l’époque du Sangkum (1963-1969), éditées pour la plupart sur capitaux privés.
On y trouve également les publications contrôlées par le Prince Norodom Sihanouk, comme Les Réalités cambodgiennes ou le Kampuchea, dont les états de collections sont parmi les plus complets.
PER KHM 4 247 :
Réalités cambodgiennes
Le deuxième ensemble est formé par le fonds Michael Vickery (1931-2017) et témoigne de la renaissance contrôlée de la presse après la fin du régime des Khmers Rouges, sous la République populaire du Kampuchea (1979-1989) d’abord, puis aux débuts de l’État du Cambodge (1989-1991).
Collectés par des connaissances locales, ces titres ont nourri l’écriture de son ouvrage Cambodia 1975-1982 [2], et constituent une source précieuse pour l’étude de cette période. Ce fonds Michael Vickery reste toutefois en cours d’inventaire, la liste des titres est encore en cours de constitution.
PER KHM Fol 12 :
Prajajan
Le fonds Olivier de Bernon, quant à lui, couvre les titres parus à la fin de l’État du Cambodge (1990-1991), sous l’Apronuc (1991-1993) et au début du second Royaume du Cambodge (1993 à 2004).
Arrivé au Cambodge en 1990, Olivier de Bernon entreprit la collecte systématique de la presse locale, alors en pleine expansion. Ce fonds témoigne, comme il l’écrit lui-même, de la « (...) renaissance explosive et débridée d’une presse brutalement affranchie de la censure obtuse d’un État-parti » et constitue le plus gros ensemble de la collection de périodiques khmers déposés à la BULAC.
Il donne à voir une presse de qualité globalement faible, comportant nombre de titres éphémères ou discontinus, certains s’arrêtant pour reprendre quelque temps plus tard sous un autre titre. Il n’en fait pas moins écho aux préoccupations sociales et politiques de cette période troublée. On y trouve, aux côtés de magazines populaires, les grands quotidiens de référence, comme Rasmī Kaṃbujā (Lumière du Cambodge) et Koḥ Santibhāb (L’île de paix).
EFEOB PER KHM Fol 3 :
Rasmi Kambuja
EFEOB PER KHM Fol 1 :
Koh Santepheap Daily
À partir de 2005, l’EFEO a poursuivi l’entreprise d’Olivier de Bernon. Au fil des années, le nombre de titres s’est toutefois effondré (alors que la presse khmère totalisait près de 250 titres dans les années 1990!) et le faible intérêt des magazines a conduit l’EFEO à limiter sa collecte, depuis 2018, à la dizaine de quotidiens encore en circulation. Collectés par l’antenne de Siem Riap, ils font l’objet de dépôts réguliers à la BULAC, le dernier datant de 2018.
Toujours par l’intermédiaire d’Olivier de Bernon, la BULAC a accueilli en 2019 les archives numériques du Cambodge Nouveau (1994-2006), créé par le journaliste Alain Gascuel. Rédigé en français, ce journal permettait aux français et cambodgiens francophones d'obtenir une information fiable dans un contexte politique difficile. L’ensemble de la collection est disponible en ligne sur la Bina, la bibliothèque numérique de la BULAC. Alain Gascuel a également fait don en 2020 des fichiers numériques des cinq numéros de La Voix du Cambodge (1993), journal bilingue sur les droits de l'Homme fondé par la LICADHO. Ils seront prochainement mis en ligne sur la Bina.
Enfin, en septembre 2021, Nasir Abdoul-Carime a offert à la BULAC une centaine de numéros de l'Agence Khmère de Presse (AKP) des années 1971 à 1973 (sous la République khmère), qui viennent ainsi compléter les numéros issus des dépôts de l’EFEO.
AKP sous la République khmère
(1971-1973)
Don Nasir Abdoul-Carime
-----------------------------------
(1) Olivier de Bernon, « Les collections de périodiques du Cambodge de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe réunies par l’EFEO : un patrimoine unique pour la recherche », Moussons, 30, 2017, pp. 203-212. [En ligne]
(2) Michael Vickery, Cambodia 1975-1982, Chiang Mai, Silkworm books, 1999, 369 p.
SOURCES & DOCUMENTS
Voici trois articles en pdf que l’AEFEK propose à la curiosité de ses internautes sur le monde khmer ; des articles qui, chacun à sa manière, aborde une des facettes du patrimoine cambodgien.
Le premier article publié en 1938 dans une revue destinée à un lectorat spécialisé en architecture et aux métiers du génie civil présente dans des termes techniques et synthétiques une des réalisations architecturales phares de la ville de Phnom Penh, c’est-à-dire le marché central de facture art déco ; un marché avec son dôme qui, à l’époque de son inauguration, était classé comme un des plus grands à l’échelle mondiale.
Kandaouroff, W., « Le marché de Phnom-Penh », Le génie civil, 1938, T. CXIII, n°26, pp. 533-536.
Le deuxième article souligne la valeur de l’artisanat du tissage khmer à travers la réalisation de tissus en soie ou en soie et coton, les fameux sampots cambodgiens, et dont l’auteur souligne en 1926 le potentiel sur le marché du luxe en Métropole. On s’émerveillera devant les photographies en couleur des étoffes dites sampot holl.
Si les deux premiers articles abordent le patrimoine matériel du royaume, le dernier s'intéresse au patrimoine immatériel.
Plus récent dans le temps mais d’accès plus difficile, cet article traite de la musique traditionnelle cambodgienne, et plus précisément la musique d’accompagnement du « Reamker » dans le cadre d'un travail de recherche universitaire.
Le 2 mars 1955 au palais royal de Phnom Penh
Dans le registre des sources, l’AEFEK propose ici à ses internautes la lecture d’un document qui éclaire sous un autre angle, au plus près des tensions humaines et au plus loin des considérations politiques, ce court moment pourtant marquant de l’histoire contemporaine du Cambodge. Un moment maintes fois évoqué par les historiens en quelques lignes, avec peu d’éléments détaillant les modalités de cette décision historique : l’abdication du roi Norodom Sihanouk.
Le 2 mars 1955, le roi Sihanouk abdique et s’engage dans l’arène politique pour participer à la lutte pour le pouvoir au sommet du nouvel État indépendant. Par cette abdication, il entend ainsi préserver le Trône, autorité garante de l’unité nationale, des dissensions politiques inhérentes à sa volonté d’imposer sa personne à diriger le pays.
Dans un courrier diplomatique daté du 22 mars 1955 [1] et transmis par Pierre Gorce, le Haut-Commissaire de la République française au Cambodge [2], au secrétaire d’État chargé des relations avec les États-Associés, avec pour objet : « Abdication de sa Majesté NORODOM SIHANOUK », un témoignage rapporté par un représentant français à Battambang offre l’occasion d’en savoir un peu plus sur les circonstances de cette abdication.
Ce Délégué du Haut-Commissaire à Battambang a eu avec le ministre des Finances cambodgien, Pho Proeung, un entretien dans lequel celui-ci a relaté les détails sur cette journée historique pour le royaume. Précisons que Pho Proeung est un expérimenté haut-fonctionnaire khmer ayant servi sous le Protectorat français et sous les gouvernements du souverain khmer [3]. Il a la confiance du roi et a ses entrées dans l’entourage royal. Il est ainsi un des Conseillers privés du roi depuis 1954 jusqu’à ce fameux jour du 2 mars… Ses propos méritent donc l'attention. Lisons à notre tour ce témoignage retranscrit :
« J’ai l’honneur de vous rapporter ci-après les termes dans lesquels S.E. PHO PROEUNG, Ministre des Finances du Gouvernement Royal actuel, m’a relaté les détails de l’abdication de sa Majesté Norodom SIHANOUK dont il était alors l’un des Conseillers Privés.
Attablé avec Madame PHO PROEUNG le 2 mars pour déjeuner, et écoutant RADIO CAMBODGE, le Ministre entendit à 12h15 une proclamation de Sa Majesté Norodom SIHANOUK dans laquelle le Souverain rappelait l’œuvre qu’il avait accomplie. Alors qu’ils approuvaient, souriants, les termes de ce message royal, le Ministre et son épouse furent soudain frappés de stupeur en entendant sa Majesté Norodom SIHANOUK annoncer qu’Elle abdiquait.
Abandonnant leur repas, ils se rendirent tous deux en voiture chez le Prince SURAMARIT qu’ils trouvèrent en train de déjeuner avec la Princesse, et qui, n’ayant pas écouté la radio, ignoraient tout de la proclamation royale. S.E. PHO PROEUNG me dit que le Prince et la Princesse étaient stupéfaits de la nouvelle qu’il leur apprenait, et qu’ils ne paraissaient pas s’y attendre.
Le Prince et la Princesse partirent immédiatement avec S.E. PHO PROEUNG au Palais KHEMARIN où ils furent rejoints par S.A.R. le Prince MONIPONG qui lui aussi avait entendu à la radio la proclamation royale.
Tous trouvèrent l’ex-Roi dans un état d’extrême agitation, allant et venant dans son appartement. Aux questions que les hautes personnalités rassemblées là lui posèrent, le Prince SIHANOUK répondit qu’il n’avait pas pu faire autrement, qu’il lui avait paru impossible de continuer à régner et que sa décision est irrévocable.
J’ai cru comprendre qu’ensuite, S.A.R. le Prince MONIPONG, LL.EE. PHO PROEUNG et KHIM TIT et une ou deux autres personnalités dont j’ai perdu le nom, avaient essayé pendant plusieurs heures de faire revenir le Prince SIHANOUK sur la décision qu’il avait prise. Rien n’y fit et, devant l’insistance mise par ses interlocuteurs pour tenter de le convaincre, l’ex-Roi menaça de les considérer comme « ses propres ennemis » s’ils poursuivaient leur tentative. Il ne leur restait plus qu’à joindre les mains, s’incliner, et partir – ce qu’ils firent. Le drame était consommé.
Il semble ressortir de ces déclarations que, contrairement à ce qu’affirma le lendemain le Gouvernement Royal (voir AKP du 3 mars), l’ex-Souverain n’ait pas réuni avant la diffusion de son message, le Conseil de la Couronne, pour désigner, conformément à l’article 26 de la Constitution du Royaume, un héritier au Trône. En effet, le Président du Conseil de la Couronne étant le Président du Conseil de Famille de la Famille Royale (article 28 de la Constitution cambodgienne), c’est-à-dire le Prince Norodom SURAMARIT, celui-ci n’aurait pas pu ne pas être au courant s’il avait dû réunir le Conseil de la Couronne, comme le prévoit l’article sus-visé.
Il apparait au contraire que ce fut à l’insu des siens et du Chef de Gouvernement que le Roi NORODOM SIHANOUK prit la décision d’abdiquer et de faire connaître sa décision au peuple khmer.
S.E. PHO PROEUNG convient à ce sujet qu’à plusieurs reprises – en particulier en Décembre 1954 – Sa Majesté Norodom SIHANOUK avait envisagé d’abdiquer. Mais sur les conseils de sa mère et de ses proches, il n’avait pas donné suite à ce projet.
S.E. PHO PROEUNG me raconta ensuite comment l’ex-Souverain avait réussi à ne pas dévoiler ses intentions et à enregistrer à l’insu de tous le texte de la déclaration qui déclaration [sic] qui fut lue à RADIO CAMBODGE le 2 Mars à 12h15.
Ayant préparé soigneusement le texte de sa déclaration, il se fit apporter dans la matinée du 2 Mars le matériel d’enregistrement du Palais, qu’il fit installer dans son appartement privé comme il l’avait fait à maintes reprises pour enregistrer des chansons composées par lui.
Puis, ayant envoyé son boy personnel au marché faire quelques emplettes à son intention, il enregistra avec l’aide d’un coolie connaissant le fonctionnement de l’appareil à enregistrer, mais quelque peu simple d’esprit le texte de la déclaration qu’il avait préparé.
Quand le disque fut enregistré, il le mit sous pli fermé et à 12 heures, donna l’ordre à son Secrétaire particulier de le porter à Son Excellence MAO CHAY, Ministre de l’Information, avec l’ordre de le faire passer en début d’émission à 12 heures 15. Cette dernière précision excluait tout possibilité, tant pour le Ministre lui-même que pour le personnel du service de la Radiodiffusion, « d’auditionner » au préalable le disque.
Et c’est ainsi qu’à 12h15, l’on put entendre la déclaration que l’on connait.
Et S.E. PHO PROEUNG de préciser que S.A.R. le Prince MONIPONG « voulait étrangler MAO CHAY », comme si ce malheureux était responsable de ce qui venait de se passer.
Ces quelques précisions n’apportent certes rien de nouveau. Leur seule valeur réside dans leur source et, partant, leur authenticité. »
-------------------------------
(1) Archives du ministère des Affaires étrangères, États associés (1945-1957), Carton 228 Série K /Cambodge / sous-série : politique intérieure.
(2) Interrogeons-nous sur ce titre de Haut-Commissaire de la République française. Le titre d’ambassadeur n’est-il pas indiqué pour représenter la France auprès d’un royaume qui a accédé à son indépendance le 9 novembre 1953 ? En fait, le titre de « Haut-Commissaire » est idoine à souligner le statut international particulier du Cambodge en ces circonstances. Ainsi, le pays continue formellement d' être partie prenante d’une organisation politique et juridique définie par Paris, l’Union française ; une Union qui a pour objectif depuis sa fondation en 1946 d’établir de nouvelles relations dans l’après-guerre entre la France et ses colonies administrées sous la forme de territoires d'outre-mer, de territoires associés (sous mandat) et d’États associés (sous protectorat). Le Cambodge qui a le statut d’État associé dès l’existence de l’Union française, l’a conservé dans le cadre de ses relations avec la France après son accès à l’indépendance, et ce jusqu’à la mise en place du régime du Sangkum de Norodom Sihanouk solidement installé avec la victoire aux législatives du 11 septembre 1955. D'ailleurs, la normalisation des relations interétatiques franco-khmères qui s'en suit amène la France à nommer un ambassadeur français au Cambodge. C'est Pierre Gorce qui débute cette liste (de 1956 à 1961).
(3) Voir sa fiche biographique sur le site de l'AEFEK.
La bohème parisienne d’Areno Iukanthor (1919-1938). Du prince de l’imitation à l’initiation du prince
par Grégory Mikaelian*
Areno Iukanthor (1896-1975)
Le français, au Cambodge, a d’abord été historiquement la langue de la royauté. Lorsque le roi Norodom (r. 1860-1904) choisit d’installer sa capitale à Phnom Penh, en 1865, la cour est encore entièrement siamophone. Entrer au service du roi nécessite alors de savoir lire et écrire le siamois, qui se présentait comme la langue des élites du pouvoir.
À partir du début des années 1860 va s’opérer un renversement au profit du français : en même temps que Norodom se lance dans une opération diplomatique visant à s’assurer la protection de la France pour se dégager de la tutelle siamoise, il entame une politique de francisation de sa cour qui va passer par diverses modalités dont le recours à des traducteurs de confiance, la recherche de précepteurs français pour former les jeunes princes et les fils de ministres, l’usage de conseillers techniques français dans divers domaines, mais aussi une inflexion de l’esthétique palatiale. Le mobilier du palais, le vestimentaire curial, la musique de cour se francisent, et il n’est pas jusqu’au palais lui-même que Norodom fait bientôt reconstruire sur un plan traditionnel mais à l’européenne, non plus en bois mais en maçonnerie [1]. La statue équestre de Norodom, aujourd’hui installée au sein du palais devant la Pagode d’argent, restera comme le symbole de cette francisation : la tête de Norodom y trône sur un buste de Napoléon III en habit militaire [2], arborant l’ordre royal du Cambodge, créé par Norodom à l’image de la Légion d’honneur de Napoléon III, de même que les armoiries de Norodom reproduiront le « N » de Napoléon III.
On peut alors parler d’une sémantique française du pouvoir. Passant aussi bien par l’usage d’emprunts que par la maîtrise, plus ou moins poussée, du français, mais aussi par l’adoption de nouveaux codes protocolaires, architecturaux, vestimentaires, ou même culinaires, son histoire reste à vrai dire entièrement à écrire [3]. On en saisit déjà, néanmoins, le rythme : un temps freinée par le coup de force de 1884, elle reprit son essor sous les règnes de Sisowath (r. 1904-1927) et de Monivong (r. 1927-1941), avant d’atteindre son apogée sous le règne de Norodom Sihanouk, dans les années 1940, 1950 et 1960. S’il n’était certes pas le premier prince à bénéficier d’une double instruction – palatiale et française – Sihanouk (1922-2012) qui fut successivement roi (1941), puis prince (1955), puis à nouveau roi (1993), et dont les modèles politiques auront été d’abord l’amiral Decoux puis, surtout, le général de Gaulle, fut en revanche le premier souverain à faire un usage extensif d’un répertoire politique francophone, comme en témoigne, entre autres choses, les volumes de ses mémoires rédigées en français [4]. Après la restauration de 1993 qui fit suite à la guerre civile, ce cycle français s’est en quelque sorte refermé avec la mort du vieux roi, intervenue en 2012 : dans le Cambodge du Premier ministre cambodgien Hun Sen, la sémantique du pouvoir est désormais, nous le savons, chinoise [5].
*
Considérant un tel phénomène de francisation de l’appareil curial cambodgien, d’aucuns seraient tentés de se pencher sur le parcours des personnalités marquantes l’ayant incarné durant ce qui se présente à nous comme une longue parenthèse (1860-2012). Si Sihanouk est à l’évidence l’une d’entre elles, l’on pourrait tout aussi bien étudier la trajectoire de quelques-uns de ses grands ministres, dont certains nous ont laissé, eux aussi, des mémoires rédigées en français : Huy Kanthoul, Son Sann, ou Nhiek Tioulong par exemple [6]. Mais, pour significatives que nous apparaissent ces trajectoires, elles n’en restent pas moins assignées à des rôles sociaux conformes aux attendus de la société cambodgienne : ici, le roi et ses grands dignitaires au service de la Couronne. Pour le dire autrement, et restaurer la nécessaire dimension biographique de cette approche dans le cadre d’une histoire sociale, cela reviendrait à étudier comment l’exercice de ces rôles sociaux enracinés dans la société cambodgienne en même temps que fortement travaillés par une tension de modernisation a dû en passer, au cours de cette longue parenthèse, par un tel procès de francisation.
Autrement plus instructifs pour comprendre les modalités concrètes de cette francisation sont, peut-être, les cas « limites ». Nous voulons parler de ces individus, eux aussi, engagés dans un processus de francisation tel qu’il est au départ prescrit par la société cambodgienne, mais donnant finalement lieu à une « échappée », de sorte que les protagonistes en vinrent à incarner un rôle jusqu’ici méconnu dans leur société d’origine, jusqu’à devoir s’inscrire non plus au centre du corps social cambodgien mais à sa périphérie. Nous pensons, par exemple, à ce rôle si caractéristique des sociétés européennes de la modernité qu’est celui du savant [7], dont les systèmes éducatifs du Protectorat puis du Cambodge indépendant ont livré deux exemples retentissants, mais ô combien marginalisés dans leur société d’origine. Le premier, Au Chhieng (1908-1992), a vécu la plupart de son existence en France, sans même que sa propre famille n’ait eu connaissance de son œuvre [8], et l’on compte aujourd’hui sur les doigts des deux mains les Cambodgiens qui savent l’importance de son existence ; le second exemple, Madame Saveros Pou (1929-2020), pourtant issue d’une famille de hauts dignitaires au service du Palais, est restée toute sa vie durant, elle aussi, à l’extérieur du Cambodge, inaudible pour le public cambodgien, à l’exception, là encore, de rares initiés [9]. Comme nous avons commencé de l’entrevoir dans de précédents travaux, cet isolement tient moins aux déboires politiques du Cambodge contemporain ou aux contingences biographiques de ces figures savantes qu’au statut spécifique du savoir et de la dimension ésotérique qu’il revêt au sein de la société cambodgienne [10].
**
C’est sur un autre exemple de ces cas « limites » engagés dans un procès de francisation à travers des rôles sociaux méconnus de la société cambodgienne que nous allons nous pencher, en considérant la trajectoire singulière du prince Areno Iukanthor {Āriṇū Yukan’dhar} (1896-1975).
Jeune et grand prince titré de la Maison royale du Cambodge envoyé faire ses études dans le Paris des années 1920 ...
Texte intégral en pdf à télécharger ici
------------------------------
* Chargé de recherches au Centre Asie du Sud-Est (UMR 8170). Ce qui suit est le texte remanié d’une communication au colloque « Langues, cultures et éducation en Asie du Sud-Est : identité et diversité », organisé par l’INALCO, l’IRD, et l’Université Royale de Phnom Penh (16-19 octobre 2019), prononcée le 16 octobre 2019, à Phnom Penh. L’auteur tient à remercier les personnes ayant facilité l’enquête documentaire qui en est à l’origine, en tout premier lieu Indradévi Roman et Nasir Abdoul-Carime, mais aussi feu P.A.M. Sisowath Samyl Monipong, N.A.M. Sisowath Ravivaddhana Monipong, Ang Chouléan, Khing Hoc Dy, Son Soubert, Marie-Sybille de Vienne, Justin Corfield, Roland Faure, Olivia Pelletier (CAOM), Roland Lardinois, Michel Chai, Hélène Suppya Bru-Nut, Stéphanie Khoury, Marie Aberdam.
(1) Népote, Jacques, Le palais royal de Norodom I. Description et analyse structurale de la symbolique du palais royal de Phnom-Penh, Université de Paris X, Doctorat de 3e cycle sous la direction de Bernard Philippe Groslier, 1973, 477 p.
(2) Boswell, Steven, King Norodom’s head, Phnom Penh sights beyond the guidebook, Copenhagen, NIAS Press, 2016, « 17. King’s Norodom ‘s Head », pp. 149-162.
(3) En apparence assez simple, l’exercice consistant à restituer l’histoire de cette acculturation française de la couronne cambodgienne se trouve compliqué par le fait qu’elle vient en partie recouvrir – et parfois se confondre avec – deux phénomènes de beaucoup plus longue durée : d’une part, le phénomène de l’indianisation, qui se confond avec la genèse et le développement historique de la royauté khmère sur les deux millénaires de son histoire, du début de l’ère chrétienne à nos jours ; d’autre part, un phénomène plus récent de sinisation de la société politique cambodgienne – dont on peut situer le point de départ au XIIe siècle (à ce sujet v. notre intervention à la journée d’étude La Chine mondialisée : diasporas et appropriations intellectuelles, culturelles et techniques, organisée par Catherine Jami et Xavier Paulès, lundi 23 novembre 2020, à l’EHESS : « Jalons pour une histoire longue de l’usage d’un modèle chinois par les élites cambodgiennes (XIIe-XXIe siècles) » – et qui vient lui-même restructurer, recouvrir, ou prendre le relai de l’indianisation. En particulier, la francisation du pouvoir se révèle à maints égards correspondre à une étape décisive de la sinisation de la société politique cambodgienne, dans la mesure, d’abord, où les valeurs technique, administrative et militaire de l’apport français tendent à se présenter, du point de vue de la société cambodgienne qui l’accueille, comme une réitération (ou une continuation sous une autre forme) de l’apport chinois, et dans cette autre mesure, ensuite, où le personnel qui met en œuvre cette francisation est lui-même bien souvent d’origine urbaine et chinoise. En ce sens, cette francisation serait, jusqu’à un certain point bien sûr, comparable à la siamisation qui la précède : en effet, nombres de pratiques et d’éléments culturels siamois adoptés par le monde palatial cambodgien durant l’époque moyenne ont résulté d’une influence chinoise sur les sociétés de cour de Sukhothai, d’Ayutthaya puis de Bangkok.
(4) Norodom, Sihanouk, L’Indochine vue de Pékin. Entretiens avec Jean Lacouture, Paris, Seuil, 1972, 185 p. ; Idem (avec la collaboration de Wilfred Burchett), La CIA contre le Cambodge, Paris, Les Cahiers Libres, 1973, 255 p. ; Idem, Souvenirs doux et amers, Paris, Hachette, 1981, 413 p. ; Idem, Prisonnier des Khmers Rouges, Paris, Hachette, 1986, 433 p.
(5) La sinophilie du régime procède, elle aussi, de plusieurs dimensions chinoises distinctes qui, ensemble, donnent cette tonalité si particulière au Cambodge sinisé des années 2020. En appréhender les principaux linéaments nécessiterait de pouvoir identifier précisément ces dimensions pour ensuite étudier de quelle manière elles se combinent ou se recombinent : à côté du mouvement de fond de la sinisation séculaire du Cambodge (Népote, J., « L'Asie du Sud-Est indianisée a-t-elle également puisé au modèle chinois ? L'exemple cambodgien », Péninsule, n° 29, 1994 (2), pp. 131-171 ; Mikaelian, G., « Jalons pour une histoire longue […] », intervention citée), vient s’engrener d’une part le positionnement géopolitique d’un gouvernement qui a choisi d’être un avant-poste de la République Populaire de Chine en Asie du Sud-Est, et d’autre part une réactivation tous azimuts des réseaux mercantiles chinois d’Outre-Mer (Vienne, Marie-Sybille de, « Les Chinois au Cambodge, des champs de la mort à la jungle des affaires (1970-2007) », Péninsule, n° 56, 2008 (1), pp. 167-196) ; moyennant quoi les élites cambodgiennes, comme on le sait en majorité sino-khmères (Népote, J., « Les nouveaux sino-khmers acculturés : un milieu social perturbateur ? », Péninsule, n° 30, 1995 (1), pp. 133-154), sont entrées, depuis la signature des Accords de Paris, dans un processus de resinisation accélérée.
(6) Huy, Kanthoul, Mémoire, Sriracha, inédit, 16 avril 1988, 209 p. ; Nhiek,Tioulong (Samdech), Chroniques khmères, Paris, inédit, s.d. [années 2000], 94 p. ; Son, Sann, Mémoires d’un serviteur du Cambodge, Phnom Penh, Edition Funan, 2011,244 p.
(7) Weber, Max, Le Savant et le politique, Préface de Raymond Aron, traduction de Julien Freund, Paris, 10/18, [1959] 1995, 222 p.
(8) Mikaelian, G., « The Grū of Parnassus: Au Chhieng among the titans », Udaya. Journal of Khmers Studies, n° 15, 2020, pp. 127-182.
(9) Mikaelian, G., « In Memoriam Saveros Pou (1929-2020) », Péninsule n° 81, 2020 (2), pp. 5-90.
(10) Ibid.