BULLETIN DE L'AEFEK n° 19
ISSN 1951-6584
Avril 2014
SOMMAIRE
L’aristocratie khmère à l’école des humanités françaises
En 1863, Norodom (r. 1860-1904) obtint la signature d’un contrat de protection entre la France et le Cambodge. Ce traité marquait l’aboutissement d’une stratégie engagée par Ang Duong (r. circa 1846-1860) pour désenclaver le pays khmer de la double tutelle siamoise et vietnamienne. La présence française permit alors au roi de recouvrer une souveraineté à bon compte.
Mais l’avènement des républicains en 1871 et bientôt la victoire des radicaux aux élections de 1881 bouleversent les relations qu’entretiennent la métropole et le lointain Protectorat du Cambodge. Dans les colonies, les administrateurs fraîchement nommés ont à cœur d’illuminer les peuples de leur Progrès jacobin, lequel contredit à angle droit la tradition du gouvernement des hommes par le « maître de la surface d’en-bas ». De protégé, Norodom devient une cible. En 1884, le palais est encerclé et investi, une canonnière le tient en respect, et l’on pénètre armes à la main dans les appartements du roi tout en le menaçant de tirer. Parce qu’il refuse les réformes administratives qu’on lui veut imposer, les autorités coloniales emploient force et brutalité pour lui arracher une signature. La chose faite, le souverain organise la rébellion des dignitaires provinciaux, qui plongent le pays dans un état de guérilla intermittente pendant plus de deux ans (1884-1886). C’est l’occasion pour quelques ambitieux de se distinguer en servant le camp français. Un en particulier, Oum, fera de ce ralliement le tremplin vers les plus hautes fonctions [1]. Mais pour la plupart des princes et des familles de dignitaires qui servent le roi depuis plusieurs générations, le tort est inqualifiable, et l’impudence insupportable. Aussi la mémoire de cet affront se maintient-elle, vive, à l’insu des administrateurs qui s’empressent de minimiser l’événement (cf. Fig. 1). Retardant l’application des réformes durant une décennie, ils reviennent à la charge en 1897, faisant cette fois passer le roi pour fou. Dépossédé de son pouvoir au profit des hommes liges de la France, dont le fameux Thiounn [2], Norodom s’enferme désormais dans un exil intérieur dont il ne sort occasionnellement que pour réaliser des œuvres pies.
Fig.1 Canonnière française visant un bâtiment palatial, monastère Catudīs, Oudong, fin XIXe siècle, [in] Jacqueline & Guy Nafilyan, Peintures murales des monastères bouddhiques au Cambodge, Paris, Maisonneuve & Laroze, Editions Unesco, 1997, p. 67.
Puis l’aristocratie subit un second bouleversement avec le retour au Cambodge des provinces de l’ancienne principauté de Battambang en 1907. Passée sous obédience siamoise depuis la fin du XVIIIe siècle, elle servait de relais à l’influence politique et culturelle siamoise, tout en faisant rempart aux clans du Sud, historiquement liés au Viêt-Nam. Descendant du fondateur de la principauté, le gouverneur de Battambang choisit de quitter les lieux pour intégrer l’administration siamoise, dans la province de Prachinburi. Cela donne le champ libre non plus tant aux aristocraties du Sud qu’à un nouveau personnel politique de culture sino-vietnamienne et souvent passé par les structures éducatives françaises de Cochinchine. D’autant que l’administration coloniale promeut ce personnel, docile et dévoué. Une branche de la famille du gouverneur reste toutefois au Cambodge, avec en ligne de mire une stratégie complexe : en même temps que porte-drapeau des intérêts siamois, elle se positionne comme garante des équilibres politiques en faveur de la Couronne cambodgienne, face aux outrances des Français.
C’est dans ce climat délétère de remplacement des élites que naît une génération d’aristocrates élevée dans le souvenir de la brutalité coloniale. A Battambang comme à Phnom Penh, les « Asuras aux mains de fer » – ainsi qu’on appelait discrètement les Français – régnaient désormais en maître. Cette génération comprend aussi que la naissance ou la renommée d’une lignée, la fidélité aux valeurs de la royauté et la connaissance des traités anciens ne sont plus suffisantes pour maintenir son rang. La maîtrise du français, l’acquisition d’un savoir pratique ou théorique dans les écoles républicaines conditionnent de plus en plus l’accès aux postes de décision. C’est justement dans l’entre-deux guerre qu’une petite fraction de cette génération accède aux structures universitaires de la métropole. Il s’agit d’une demi-douzaine d’étudiants dont le parcours fut pionnier.
Areno ou l’emprise des mots
Né en 1896, le prince Areno Vachiravong Yukanthor dit « Heanh » cumule les lignées prestigieuses : petit-fils de Norodom par son père, Aruna Yukanthor (1860-1934), il l’est aussi par sa mère, la princesse Malika (1872-1951). Cela fait de lui l’un des princes les plus titrés de la maison royale du Cambodge. Mais c’est une hérédité lourde à porter : son père vivait exilé à Singapour depuis qu’il avait provoqué la célèbre « affaire Yukanthor » lors d’un voyage à Paris où cet héritier présomptif de la Couronne était venu protester au nom du trône contre la brutalité des administrateurs coloniaux. Obligeant Norodom à désavouer son fils, les Français s’empressèrent d’écarter ce prince de la succession au profit de son oncle, Sisowath (r. 1904-1927). Séparés par l’exil d’Aruna à Singapore, politiquement affaiblis, les Yukanthor investissent autant qu’il est possible dans l’éducation de leurs enfants. C’est ainsi que leurs filles, les princesses Pengpos (1893-1969) et Péngpeang (1894-1966), deviennent les premières cambodgiennes brevetées, et sont de surcroît nommées institutrices en 1911 et 1912. Dans le même temps, la princesse Malika fonde une école à destination des élites, dans l’enceinte même de sa résidence princière. Restait pour son unique fils à maîtriser les humanités françaises.
Conscient de son rang, le prince Areno plonge sans retenue dans cet univers culturel, avec toutefois une sensibilité à fleur de peau. C’est semble-t-il au collège Paul Bert de Hanoi qu’Areno s’initie aux Beaux-Arts. Le jeune garçon y peint ses premières toiles, qui transposent en couleurs l’environnement tonkinois. Il y compose aussi ses premiers vers. Envoyé à l’Ecole des Arts décoratifs de Gia Dinh (Saigon), il est aussitôt remarqué par les administrateurs qui lui font intégrer l’Ecole des Arts Décoratifs de Paris, en 1919. Areno y découvre ce qu’Apollinaire appelle le « cubisme orphique » (cf. Fig. 2), en même temps qu’il se jette dans l’écriture poétique, encouragé par le poète René Ghil : « Iukanthor, travaillez. Laissez la politique à ceux qui ne savent rien faire de sérieux. Vous avez une destinée littéraire à accomplir. ». Lecteur de Baudelaire et de Laforgue, admirateur de Flaubert et de Mallarmé, il intègre les cercles littéraires parisiens où l’on reçoit bien sa Cantate angkoréenne (1923), un recueil de poésies passé à la postérité comme « la plus originale création littéraire d’un auteur khmer francophone » (Bernard Philippe Groslier). C’est peut-être dans ces milieux artistiques qu’il rencontre Raymonde Riou, une harpiste de talent qu’il épouse en 1927 et dont il a une fille, Maha Devi, surnommée « Madden ». Mais peinture orphique et poésie symboliste ne peuvent étancher une soif d’exprimer ses vues sur un monde colonial corrompu qui a déshonoré son père et son grand-père. D’autant que s’il est reconnu en métropole comme un authentique poète ayant parfaitement assimilé la culture française, s’il est même cité en exemple d’indigène éduqué, on ne manque pas de le mettre en garde contre l’emploi intempestif qu’il pourrait faire de la haute culture, fourrier d’un esprit critique qu’il lui serait malvenu d’appliquer à la situation cambodgienne. Il ne s’en prive justement pas.
Fig.2 « Areno Yukanthor, peintre et prince cambodgien » (Albert Harlingue / Roger Viollet, La Parisienne de photographie, n°9185-13). Assis devant son chevalet, le jeune prince peint une toile « orphique » sur le thème de l’Apsara. Son accoutrement – une toge en tissu cambodgien portée à la romaine – reflète on ne peut mieux son positionnement culturel : porter haut le blason de la royauté khmère via l’appareil artistique latin. Cliché probablement pris dans son appartement de la rue Vineuse, dans le XVIe arrondissement de Paris.
Adepte du socialiste Georges Sorel, il en vient à fréquenter l’Action Française – dont on sait qu’elle s’était rapprochée du syndicalisme révolutionnaire dans les années 1910 autour des Cahiers du Cercle Proudhon, animés de conserve par le sorélien Edouard Berth et le maurassien George Vallois. Ainsi adossé aux milieux royalistes, il commence par dénoncer la politique d’Albert Sarraut, l’ancien Gouverneur Général de l’Indochine devenu ministre des Colonies, dont il raille la prose emphatique à travers la presse. C’est peut-être à la suite de cet épisode qu’il est convoqué à l’Elysée pour y remettre des documents compromettant qu’il avait en sa possession. A moins qu’on ne lui ordonne de remettre la correspondance qu’il entretient toujours avec son père, maintenant réfugié au Siam, où l’on soupçonne ce dernier d’intriguer avec quelques rebelles contre Phnom Penh. Mais cela ne l’arrête guère, et il dénonce derechef la politique éducative menée par la France au Cambodge. Lors de l’élection de Monivong (r. 1927-1941) au trône, Areno monte au créneau en remettant à un sénateur proche de l’Action Française un dossier sur « la pourriture administrative » du Protectorat. Il y met directement en cause le nouveau roi dans le déclenchement de la révolte de 1916, accuse le Résident supérieur Baudouin d’avoir reçu de l’argent pour faire élire Monivong en lieu et place d’un héritier de Norodom, et dénonce au passage les malversations de ce haut fonctionnaire de la République.
Dans le même temps, le jeune prince se met en quête de nouveaux savoirs, comme on fourbit des armes pour le combat. Déjà bien frotté au latin et au grec, il s’initie à l’hébreu, et entame une formation d’orientaliste en suivant l’enseignement de l’indianiste Sylvain Levi (1924), dont il devient proche. L’étude de la civilisation indienne lui offre un trait d’union cognitif entre les deux extrémités du monde indo-européen, la France latine à l’Occident, et le Cambodge indianisé à l’Orient. Introduit dans les salons orientalistes, il n’hésite pas à batailler le moment venu contre son ancien condisciple des Hautes Etudes, François Martini, enseignant du khmer à l’Ecole Nationale des Langues Orientales. Ce dernier n’avait-il pas commis le sacrilège de signer un rapport en faveur de la romanisation de l’alphabet khmer ? La sauvegarde de la Tradition khmère, la connaissance de l’Orient, le symbolisme littéraire et l’orphisme pictural, mais aussi l’engagement politique au côté des royalistes, ces savoirs et pratiques s’agencent désormais en un système esthétique qui lui permet d’exploiter au mieux les leçons de rhétorique apprise sur les bancs de la République contre le Progrès, la Mission civilisatrice, la colonisation et leurs agents, les radicaux-socialistes.
Mais il achoppe sur le traitement de l’Orient par les plumes de l’Action Française. Le jeune prince se heurte notamment à Henri Massis – un proche de Jacques Bainville –, lorsque celui-ci publie une Défense de l’Occident (1927) qui se révèle être surtout la dénonciation d’un improbable péril oriental. Piqué au vif, Areno cloue au pilori ce « propagandiste du Couchant » dans ses Boniments sur le conflit des deux points cardinaux, en une longue satire dévastatrice (1931), qu’il poursuivra dans un second volume, Destin d’empire (1935). Au passage, il n’épargne rien, ni personne : Maurras et ses « maurrasstaquouères », Daudet, les Théosophes, Guénon le « Brahmane d’Orléans », les résidents supérieurs du Cambodge et autres administrateurs qui se piquent de parler khmer ou de connaître la culture cambodgienne. Polémiste de talent, il les traîne dans un tourbillon verbal qui pointe les contradictions de l’adversaire avec force dérision et mots d’esprit mais qui déroute par la profusion des références hétéroclites. Elles viennent nourrir une construction labyrinthique irriguée par une fantaisie prodiguée à flux tendus, un peu à la manière des supercheries littéraires d’un Isidore Ducasse. Ce faisant, Areno transposait dans les termes de la tradition latine et dans le style non conformiste des années trente une logique d’énoncé toute cambodgienne, faite de « développements en rosace » et de jeux sémantiques sur les virtualités du mot (connotation, dénotation, sonorité, graphie).
Après la publication de son essai dédié au Colonel de La Roque (1935) comme une réponse aux attaques des maurassiens contre le chef des Croix-de-feu, Areno retourne brusquement au Cambodge en 1938, où il réside chez sa mère, la princesse Malika. L’événement est peut-être à relier aux tractations qui s’amorcent à Phnom Penh pour la succession de Monivong. Quoi qu’il en soit, le prince disparaît des archives. Des éléments d’histoire orale le décrivent comme reclus chez sa mère, psychiquement déstabilisé par un parcours d’excellence en butte au double blocage politique de l'agora française et des maisons princières adverses. Telle une météorite foudroyant le ciel de l’entre-deux guerre pour s’éteindre à la veille du second conflit mondial, on perd sa trace avant d’apprendre son décès, vers 1970. Les indépendantistes des générations suivantes oublièrent d’autant plus facilement son antériorité dans la lutte contre le pouvoir colonial que son excellence littéraire leur était inaccessible, et que son positionnement réactionnaire rebutait. Ils lui ont préféré des hommes de réseaux et d’action progressistes s’adossant au prestige de formations médiocres, membres de cette nouvelle élite acculturée qu’avait déjà dénoncée son père. Pour avoir combattu la République coloniale, les Français l’ont simplement occulté. Au panthéon des artistes, ils lui substituèrent la franco-khmère Makkhâli Phâl (1899-1965), un écrivain insipide dont Areno moquait avec esprit la mièvrerie.
Au Chhieng ou l’empire intérieur
On ne sait si Au Chhieng qui lût Areno le rencontra également. Mais c’est le contraire qui serait étonnant. Lorsqu’il naît en 1908 dans l’ancienne principauté de Battambang, ce qui n’était plus qu’une province siamoise vient d’être rétrocédé au Cambodge. Elève brillant, boursier envoyé faire son droit à Paris dans les années 30, il se passionne en outre pour l’indianisme dont il fréquente les plus grands maîtres d’alors et notamment Sylvain Lévi. Menant de front ce double cursus, il est bientôt missionné par le département des manuscrits orientaux de la Bibliothèque nationale pour composer un catalogue des manuscrits khmers conservés à Richelieu. Mais il ne peut paraître en raison de la débâcle française. Paris est occupé, tandis qu’au Cambodge, la Thaïlande envahit les provinces de l’Ouest que la France avait récupérées en 1907 (1941).
Le drame intervient lorsque, soutenant cette même année sa thèse de droit sur un sujet sensible, il se heurte de front à l’administration coloniale. Lié aux descendants des princes de Battambang [3], il y démontre en toute bonne foi les erreurs accumulées par le Protectorat à l’endroit des Cambodgiens, notamment lors du coup de force de 1884, ce alors même que la Thaïlande occupe à nouveau sa province natale. Il y expose avec clarté la parfaite illégalité de ce qui n’est qu’un coup d’Etat imposé par les armes, au moment même où la Thaïlande, jouant du rapport de force en sa faveur, utilise à son tour l’armée contre le droit des traités franco-siamois de 1907. Mais la portée de sa démonstration est beaucoup plus grave encore puisqu’il établit que de ce fait toutes les bases légales du Protectorat depuis 1884 sont caduques (la convention de 1897 et ce qui s’ensuit), n’étant elles-mêmes qu’une restauration de la convention de 1884, un temps abandonnée en raison de la révolte généralisée qu’elle avait suscitée avec l’appui de Norodom et du roi du Siam. En clair, il tend à prouver que le protectorat français n’a plus de base légale depuis cette date ! Aux yeux des autorités, c’était plus qu’il n’en fallait pour voir dans cet innocent mémoire de juriste le spectre de l’action subversive thaïlandaise. Sa thèse est rejetée, ses exemplaires saisis et pilonnés sur ordre de la Préfecture (cf. Fig. 3). Et sa carrière brisée. Marié à une française, féru de langue et de culture française, l’homme qui se sent à juste titre trahi en ressort moralement brisé. Il est alors sauvé in extremis par le petit milieu orientaliste français qui sait ses éminentes qualités. Nommé conférencier en linguistique indochinoise puis suppléant du sanskritiste Louis Renou à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, il enseigne la philologie indo-khmère à une génération d’étudiants qui devinrent des orientalistes chevronnés (André Barreau, Colette Caillat, George Haudricourt, Saveros Pou, etc.).
Fig.3 Couverture de la thèse de doctorat de Au Chhieng, censurée par la Préfecture de Paris.
Amer, devenu farouche à l’excès, il publia peu, et fuyait le monde. Ses travaux orientalistes n’en réalisèrent pas moins un tour de force métapolitique : il démontra textes à l’appui l’existence d’une continuité culturelle entre l’ancien Cambodge et le Cambodge contemporain par le truchement du Cambodge moderne, une continuité occultée par l’appareil idéologique du Protectorat. Ce faisant, il frappait d’une pierre deux coups : il nourrissait son dieu la science, et sapait sur ses bases le mythe d’un âge d’or angkorien auquel aurait succédé un néant culturel avant l’arrivée providentielle de la République, mythe sur lequel reposait justement la domination française. Disparu au milieu des années 1980 dans l’indifférence générale, cet homme de l’exil intérieur était aussi celui de l’empire intérieur. Autrement dit le citoyen d’une communauté à laquelle on se rallie non à raison que l’on partage un même sang, une même terre, ou une même langue mais parce que l’on adhère à son idée fondatrice : partagé entre la principauté de Battambang, la royauté de Phnom Penh et la métropole française, sa patrie était la khmérologie.
Grégory MIKAELIAN
Chargé de recherche au CNRS
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[1] Khing, Hoc Dy, « Akkamohasena OUM (1821- c. 1902) », Bulletin de l’AEFEK n°19, avril 2014.
[2] Sur ce personnage, v. Mikaelian, G. « Compte rendu de Bernon, Olivier de, Le Voyage du roi Sisowath en France, en l’année du Cheval, huitième de la décade, correspondant à l’année occidentale 1906, par l’Okñā Veang Thiounn, Introduction, traduction et notes, Paris, Mercure de France, collection “Le Temps retrouvé”, 2006, xxii + 267 p. [in] Péninsule, 2008 (1), pp. 239-247. Sans surprise, on remarque que plusieurs des élèves emmenés en France par Auguste Pavie entre 1885 et 1889 pour y étudier le français devinrent des hommes clefs du Cambodge du premier vingtième siècle ou donnèrent naissance à des réseaux de pouvoir importants par la suite : parmi la première promotion des élèves de la fameuse école franco-cambodgienne (Chann, Cahom, Ta-Kiât, Chiaup, Douith, Yang, Ngin, Yem, Mell, Tchiounn, Yin, Kett), on retiendra notamment les noms du Premier ministre Thiounn (1864-1946), du ministre de la Guerre Pich Ponn (1867-1932) (v. Khing, Hoc Dy, « Samdach Cakrei PICH PONN », Bulletin de l’AEFEK n°19, avril 2014), de Cahom, qui devint secrétaire du Conseil des ministres (1901) puis gouverneur de province (v. Chesnel, Céline, « Retour sur la neutralisation du pouvoir de Norodom par le Protectorat (1860-1904) », Péninsule n°59, 2009 (2), p. 81) et de Kett, dont la petite-fille ne serait autre que l’épouse de Nhiek Tioulong, un des piliers du régime de Sihanouk (communication de M. Khing H. D.) ou encore de Ngin, dont le petit-fils serait le général Thapna Nginn (communication de M. Khing H. D.), ce dernier étant par ailleurs lié à la famille du chef des brahmanes du palais (v. Son, Sann, Mémoires d’un serviteur du Cambodge, Phnom Penh, Edition Funan, 2011, p. 28, note 47).
[3] M. Loch Phleng, communication personnelle. La carrière administrative de son frère Au Chhoeun, plusieurs fois ministre et ministre d’Etat avant le Sangkum, ambassadeur sous le Sangkum, puis Président du conseil constitutionnel et conseiller de Lon Nol sous la République (v. Abdoul-Carime, Nasir, « Au Chhoeun », AEFEK, Hommes et destins, en ligne sur le site) est à comprendre en partie comme une conséquence de cette parenté et du poids des clientèles de Battambang dans l’appareil d’Etat cambodgien.
Sources
1. Publications de Au Chhieng
- Fondement du deuxième traité de protectorat français sur le Cambodge, Paris, Domat-Monchrestien, 1941, xxxii-274 p.
- « Ecriture khmère ou cambodgienne », [in] Notices sur les caractères étrangers, Paris, 1948, pp. 307-316.
- Bloch Jules, Filliozat, Jean, Renou, Louis, Canon bouddhique pâli. Tipitaka : texte original en caractères cambodgiens (mul) avec traduction cambodgienne en regard. Suttapitaka Dighanikaaya, t. I, fasc. I, transcription de MM. Au Chhieng et Thach X’uong, Paris, Adrien Maisoneuve, Office de la recherche scientifique d’Outre-Mer, 1949, VII-97 p.
- Catalogue du fonds khmer, Paris, Imprimerie nationale, 1953, 307 p.
- Note additionnelle transmise à J. Filliozat et publiée à la fin de son article « Le symbolisme du monument du Phnom Bàkhèn », BEFEO, t. 44, n°2, 1951. pp. 527-554., pp. 553-554. (nom du Pākheṅ ; orientation symbolique préservée à l’époque moderne).
- « Etudes de philologie indo-khmère. I. L’association des idées littéraires dans les stances sanscrites de l’inscription de Sodk Kak Thoṃ et la place, dans cette inscription, de la stance CXXIX ; II. L’énoncé de la date en chiffre 1623 çaka dans la grande inscription d’Angkor Vat », Journal asiatique (JA), n° 250 (4), 1962, pp. 575-591.
- « Etudes de philologie indo-khmère. III. L’indo-européen *gwō̆w- vu à travers le khmer ; IV. Un changement de toponyme ordonné par Jayavarman III », JA, n° 254 (1), 1966, pp. 143-161.
- « Etudes de philologie indo-khmère. V. A propos de la statue dite du ‘roi lépreux’ », JA, n°256, 1968, pp. 185-201.
- « Etudes de philologie indo-khmère. VI. Une sentence du Cambodge moderne étudiée dans le prolongement de la culture indo-khmère du Cambodge ancien », JA, année 1971, pp. 297-308.
- « Etudes de philologie indo-khmère. VII. Un acte arbitraire et injuste du sanscrit classique redressé dans l’ancien Cambodge par le khmer », JA, n° 262 (1-2), 1974, pp. 131-136.
- « Etudes de philologie indo-khmère. VIII. Un récit ethnographique sur le "popil" », JA, n° 262 (1-2), 1974, pp. 137-141.
- « "Ban" et "Rnoc", deux thèmes de réflexion méthodologique pour l´étude du vieux-khmer », [in] Mélanges d'indianisme à la mémoire de Louis Renou. 40e anniversaire de la fondation de l'Institut de civilisation indienne de Paris 1967, Paris, Boccard, pp. 43-51 ;
- « Le nom posthume du roi cambodgien Suramarit, mort en 1960 (du présent vers le passé) », JA, CCLXXII, 1984 (3-4), pp. 395-401.
2. Publications d’Areno Yukanthor
- La Cantate Angkoréenne, bois originaux dessinés par Jean Selz et gravés par Guy Selz, Paris, Eugène Figuière, 1923, in-8°, 74 p.
- Au seuil du Narthex Khmèr. Boniments sur les conflits des 2 points cardinaux, Paris, Aux Editions d’Asie, 1931, in-12°, 431 p.
- Destin d’Empire. I. De Signatura Rerum, Paris, Pierre Bossuet, 1935, 254 p.
- Prière haute (dédié au colonel comte de la Rocque), Paris, Edition et publication contemporaines, Cahiers du chrisme, juillet 1935, 67 p.
Bibliographie
1. Contextes historiques
- Chesnel, Céline, « Retour sur la neutralisation du pouvoir de Norodom par le Protectorat (1860-1904) », Péninsule n°59, 2009 (2), pp. 49-92.
- Lamant, Pierre Lucien, « L'Affaire Duong Chakr », Revue française d'Histoire d'Outre-Mer, t. LXVII, n°246-247, 1980, pp.123-150.
- Lamant, Pierre Lucien, L’affaire Yukanthor. Autopsie d’un scandale colonial, Paris, Société Française d’Histoire d’Outre-Mer, 1989, 243 p. [CR par JN dans Cahiers de l’Asie du Sud-Est, n°6, 1979 (2), pp. 97-100.
- Mikaelian, Grégory, « L’arrivée des démons aux mains de fer » [in] « Le choc colonial ? » dans Christophe Bertrand, Caroline Herbelin, Jean-François Klein, Indochine, des territoires et des hommes. 1856-1956, Paris, Gallimard, 2013, pp. 50-51.
- Müller, Gregor, Colonial Cambodia’s’Bad Frenchmen’. The Rise of French rule and the life of Thomas Caraman, 1840-87, London & New York, Routledge, 2006, 294 p.
- Népote, Jacques, « Le ratage indochinois », Enquête sur l'histoire, n°8, Automne 93, pp. 51-52.
2. Areno Yukanthor & Au Chhieng
- Abdoul-Carime, Nasir, « Au Chhoeun », AEFEK, Hommes et destins.
- Groslier, Bernard Philippe, « Iukanthor Areno », [in] Dictionnaire général de la Francophonie, ed. J.-J. Luthi, A.Viatte et G. Zananiri, Paris, Letouzey et Ané, p. 217.
- Khing, Hoc Dy, Norodom Aréno Yukanthor (1896-1950 ?), inédit, 2013, 4 p.
- Singaravélou, Pierre, Professer l’Empire. Les ‘sciences coloniales’ en France sous la IIIe République, Paris, Publications de la Sorbonne, Coll. Histoire contemporaine, 2011, pp. 105-108.
BIBLIOGRAPHIE & DOCUMENTS
La collection "George Cœdès" du fonds Asie de la Bibliothèque nationale d'Australie (Canberra)
En 1970, un an après son décès, une partie de la bibliothèque de l’éminent épigraphe, philologue et historien de l’Asie du Sud-Est, George Cœdès, est mise en vente à Amsterdam par la maison de vente d’ouvrages, Drijver & Koolemans NV.
George Cœdès (1886-1969)
Le Dr. H. Loofs-Wissowa, enseignant à la Faculté des Études asiatiques de l’Université nationale d’Australie, et ancien élève de George Cœdès à la fin des années 50, au fait de cette vente, convainc son université d'acquérir ce fonds pour la somme de 72 000 dollars australien de l’époque.
Conservée à la Bibliothèque nationale d’Australie, déposée dans « The Asian collections », « The Cœdès Collection » comprend environ 2000 livres imprimés et numéros de différentes revues, une correspondance privée et divers documents manuscrits datés des trente dernières années de l’activité de l’orientaliste français, ainsi que 2 cartes « Indochine » et « Tonkin » du début du XXe siècle.
Pour plus de détails, consulter la page internet dédiée à la « Cœdès Collection » de la bibliothèque nationale australienne. [cliquez ici]
Consulter également cet article qui présente l’historique de cette collection : Nugent, Ann, “Asia’s French connection”, National Library of Australia news, vol. 6 (4), January 1996, pp. 6–8.
Pour être plus complet sur ce registre, signalons que la Bibliothèque nationale de France (BNF) a acquis, toujours en 1970, les livres imprimés khmers et thaïs issus de la bibliothèque du savant français. On peut consulter son inventaire sur le site de la BNF. [cliquez ici]
Pour terminer, une bibliographie détaillée de George Cœdès est consultable sur le site de l'AEFEK : cliquez ici .
« Le traité de la chasse aux éléphants de l'Uknha Maha Pithu Krassem »
La mise en ligne de ce document de travail offre l’occasion de poser notre regard sur deux khmérisants. L’un est khmer, l’autre français.
Mahā bidūr Krassem est un savant lettré cambodgien hautement formé par le savoir éducatif du monde therāvadin (est-il sorti de l’Ecole supérieure de pāli ?). Il a travaillé au sein d’une double institution de conservation de la culture khmère, la Bibliothèque royale (fondée en 1925) et l’Institut bouddhique (fondé en 1930) ; la première institution ayant pour mission de collecter, de recopier et de conserver les manuscrits religieux (essentiellement en pāli) présents dans les pagodes du pays, la deuxième, sous l’égide de Suzanne Karpelès, se chargeant de publier et de diffuser lesdits textes religieux, certains avec une traduction en khmer.
En plus de ce travail de catalogage et de traduction savante des textes religieux, Mahā bidūr Krassem participera également au travail de la Commission des Mœurs et Coutumes du Cambodge créée au sein de l’Institut bouddhique en 1934 pour prendre en compte la dimension contemporaine de l’ethnographie au Cambodge [1].
Mahā bidūr Krassem
Á la fin des années soixante, doctorant en ethnologie, Jean Ellul, multiplie les enquêtes de terrain dans l’Ouest cambodgien (la région des Cardamomes) dans le cadre d’un sujet de thèse portant sur « Le Coutumier rituel des capteurs d'éléphants de l'ouest du Cambodge » [2]. De par son sujet de recherche, il est au fait d’un texte rédigé par Mahā bidūr Krassem aux alentours de 1950 pour le Service des Annales et Chroniques du Palais Royal de Phnom Penh et intitulé « Le traité de la chasse aux éléphants de l'Uknha Maha Pithu Krassem ». Suppléé pour la traduction par deux jeunes étudiants de la Faculté d’Archéologie de Phnom Penh, Ang Choulean et Tut Nasuon, il publie le texte en 1973 dans les Annales de l’Université des Beaux-Arts, en y joignant un solide appareil critique [3]. C’est ce texte que l’AEFEK propose à ses internautes.
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[1] Mises à part ces quelques bribes d'information, le parcours et de l'homme et du lettré khmers demeure très mal connu. Voici une liste bibliographique certainement très incomplète :
. (Traduction en siamois), Quelques monuments d’Angkor, guide rédigé par Préas Krou Sang Vichéa H. Tath, Bangkok, Imprimerie de l’Assomption, 1926, 65 p.
. (Traduction du siamois en khmer), Iconographie bouddhique, ouvrage de Damrong Rajanubhab, Phnom Penh, Imprimerie Nouvelle Albert Portail, 1929, 276 p.
. « Liste des livres et manuscrits de la Bibliothèque Royale », Kambuja Suriya, 1938, 4-6, pp. 41-48
. Pravatti braḥmahā bodhi brẏksa [L’arbre de l’Illumination. Son origine et son culte d’après les textes pālis], Phnom Penh, Institut bouddhique - Buddhasāsanapaṇḍity Edition, 1939, 26 p.
. (Préface, lexique et glossaire de), Silācārik nagarvatt / Inscriptions modernes d'Angkor, Phnom Penh, Institut bouddhique - Buddhasāsanapaṇḍity Edition, 1° édition 1940, 2° édition 1958, 206 p. [Mme. Pou a publié une édition en français, renouvelant la lecture du texte et l'accompagnant d'un commentaire philologique et civilisationnel détaillé. Cf. Pou Saveros (nouvelle préface de), Inscriptions modernes d'Angkor, Paris, Centre de documentation et de recherche sur la civilisation khmère, 1984, 264 p.]
. Khemā Khemasaraṇakathā, Phnom Penh, Institut bouddhique - Buddhasāsanapaṇḍity Edition, 1942, 129 p.
[2] Ellul, Jean, Le coutumier rituel des capteurs d’éléphants de l’Ouest du Cambodge, Paris, Thèse de Doctorat de l’EHESS, 1983, 385 p.
[3] Ellul, Jean, « Le traité de la chasse aux éléphants de l'Uknha Maha Pithu Krassem », Annales de l’Université des Beaux-Arts, Phnom Penh, 1973, pp. 45-76.
Quatre notices biographiques de hauts mandarins khmers sous le protectorat français
Á l’orée du XX°s, une rupture sociologique s'observe au sommet du pouvoir khmer lorsque l’interprétariat comme voie royale pour accéder aux plus hautes fonctions administratives dévolues aux cadres indigènes s'impose au détriment du sang et du rang et donc de la famille royale au sens large.
Si le parcours d’Akkamohasena Oum reflète la carrière classique du ministre avant 1897, fils de dignitaire, devenu page (serviteur) d’un prince, et qui, au gré de la destinée de son protecteur princier et de son art de l’entregent, accède à de hauts postes de l'administration royale, le parcours des Oknha Pich Ponn, Son Diep et Col de Monteiro inaugurent une voie nouvelle vers les grands ministères : le passage par les écoles d’interprétariat mises en place par le nouveau pouvoir colonial français pour se positionner, dans un premier temps, dans les interstices du pouvoir de l’administration franco-indigène (rôle d’interprète), avant de s’afficher ensuite comme élément indispensable aux autorités françaises.
Par cette voie détournée entretenue par les Français, le Trône khmer perd ainsi l’essentiel de son autorité séculière à mesure qu’il perd la maîtrise des nominations aux postes clefs.
En lisant les quatre notices biographiques de ces hauts dignitaires rédigées par le professeur Khing Hoc Dy, il appert clairement que, dans la période charnière qui s'étend de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, la neutralisation d'une volonté politique du Trône khmer pour plus d'autonomie - avec pour conséquence le renfermement de Norodom dans son palais et l'acceptation de la nouvelle règle du jeu par Sisowath - coïncide avec la montée en puissance des dignitaires-interprètes.
Col de MONTEIRO (c. 1839-1908)
Samdach Cakrei Pich PONN (1867-1932)
Oknha Kralahom SON Diep (1855-1934)