BULLETIN DE L'AEFEK n° 11
ISSN 1951-6584
Janvier 2007
SOMMAIRE
Image symbolique de l’océan dans la société cambodgienne
L’Histoire et la légende
Les Cambodgiens sont reconnus comme un peuple dont l’économie s’organise autour de la rizière, un peuple de paysans et de pécheurs, dont les activités sont presque exclusivement terrestres.
Il y a cependant bien eu dans les temps anciens une société maritime : je pense au Fou-Nan, ce royaume des débuts, centré sur le Cambodge actuel et sur le delta du Mékong, un peuple ouvert vers l’extérieur, un peuple commerçant qui domina le delta jusqu’au 6ème siècle, un peuple au carrefour de cultures diverses, une société hindouisée et qui a aussi été touchée par le bouddhisme.
Il y a aussi à son sujet une légende d’origine :
« Cette légende raconte l’histoire d’un brahmane indien nommé Kaundinya prenant la mer à la suite d’un songe. Il arrive au Fou-Nan où il épouse Somâ, une jeune nâgî, fille du roi des nâga, être aquatique, sorte d’Ondine, sirène, mi-serpente, mi-humaine, de nature plutôt incertaine, mais liée au monde aquatique A la suite du mariage du brahmane avec sa fille, le roi nâga absorbe toute l’eau qui recouvre le pays et découvre ainsi tout un territoire qu’il donne en dot à son gendre.»
Les Khmers viennent du Nord. Ils descendent jusqu’à la région de Vat Phu au Bassac, Sud Laos. Ce sont des gens de l’intérieur, leurs rois ont été hindouisés, et ils se donnent aussi une origine légendaire : l’union d’un ermite nommé Kambu avec une apsara ou danseuse céleste, appelée Mera.
Khmers et Founanais se combattent, les Khmers prennent le dessus, mais il y a eu des alliances, et de l’union des deux peuples naît une société originale issue d’un peuple de la terre plutôt renfermé et d’un peuple de commerçants, marins, cosmopolites plus ouverts.
Un peu plus tard, les rois d’Angkor qui ont adopté les croyances de l’Inde, vont privilégier la légende du brahmane Kaundinya, et des chroniques royales, bien plus tardives, confirmeront l’orientation, racontant l’histoire d’un certain Preah Thong fils d’un roi indien, époux d’une nâgî de la région des Monts Dangrêk, dont le père, roi nâga découvre toute une partie de territoire au sud qui formera le royaume de Kambujadhipati, en ordonnant à ses troupes de pomper l’eau de la mer [1].
Donc, que ce soit Kaundinya ou Preah Thong, un pacte est scellé dont l’enjeu est le territoire du Cambodge.
Qui sont les nâga ?
Ce sont des êtres ambivalents, à la fois de terre et d’eau. Ils sont présents et symbolisés un peu partout au Cambodge. Les rois les ont sculptés dans les temples, les Khmers les représentent souvent : les timons relevés de leurs charrettes, les manches des faucilles prennent la forme d’une tête de nâga, ils sont stylisés sur les toits des palais et des pagodes.
Pour quoi cette profusion ?
Parce qu’il y a d’abord une réalité physique dont il va être question maintenant, et puis d’autres histoires, des contes qui expriment d’autres choses, une autre réalité, qui sera décrite ci-après.
La réalité physique : Un territoire en sursis
La réalité physique du Cambodge est celle d’un pays régulièrement inondé, d’un pays précaire entre deux nécessités : obtenir l’eau après la période sèche, pour fertiliser le sol, puis, à la fin de la saison des pluies obtenir la restitution de la terre.
L’alternance des moussons prend au Cambodge un relief particulier avec le rôle régulateur du Tonle Sap, le grand lac central qui transforme le paysage en une véritable mer intérieure. Le paysan cambodgien devient amphibie, dans un paysage qui se dérobe.
Or, certains contes expriment cette précarité du territoire et parmi ceux-ci, l’histoire du roi Senaka.
« On raconte que ce roi avait un fils qui élevait une mouche bleue, avec laquelle il s’amusait. Ce prince avait pour compagnon de jeu, un page qui élevait une araignée. Un jour, le fils du roi, pour jouer, mit sa mouche avec l’araignée, qui la tua. Le fils du roi très triste alla trouver son père, qui, en colère, ordonna que l’on prenne le page et qu’on aille le noyer dans le Tonle Sap.
Apprenant cela, le roi des nâga Puchang pensa que le roi Senaka était un meurtrier sans pitié. Pour le punir, il commanda à ses troupes de régurgiter toute l’eau qu’elles avaient bue, pour libérer le territoire, ce qui provoqua une immense inondation qui ravagea le pays. Plus tard, les nâga cessèrent leur action et la terre réapparut. C’est ainsi que l’on explique le flux et reflux des eaux.»
Cette histoire est un conte [2], elle figure aussi dans les chroniques royales [3], où l’on notera que le roi est le dernier souverain d’un cycle. Son successeur qui instaurera une nouvelle dynastie s’appelle Tâ Trasak Phaaêm : « l’homme aux concombres doux », bien connu des Cambodgiens.
Pour se protéger les rois khmers ont élaboré à Angkor toute une symbolique qui a pour but d’assurer la permanence du royaume. Ils font d’abord construire des temples montagnes entourés de douves, constituant autant d’océans, l’ensemble représentant symboliquement le royaume sorti de l’immensité maritime. Tels sont le Phnom Bakheng le premier temple d’Angkor, Angkor Vat et la ville d’Angkor Thom.
Dans un second temps, pour inscrire leur pouvoir séculier dans ce "miscrocosme" sacré, ils font appel aux mythes indiens en rapport avec l’océan :
1. Mythe de la conservation : Le dieu Vishnu allongé sur le serpent de l’éternité repose sur l’océan primordial, seuls restes d’un univers détruit, dans l’attente d’une nouvelle création. Ce mythe est souvent représenté sur les frontons, au-dessus des portes des sanctuaires des temples khmers.
2. Mythe du barattage de l’océan : Dans ce mythe, les dieux extraient de la mer de lait, l’élixir d’immortalité. Ce mythe est également représenté sur les bas-reliefs comme à la galerie orientale d’Angkor Vat, mais il est aussi souvent cité dans les inscriptions. Dans ce cas, le roi dont la renommée emplit l’univers a, par sa sagesse, extrait la bonne fortune de l’océan.
3. Mythe du dieu sanglier : Vishnu descend de son ciel pour sauver la terre enfoncée au fond des eaux. Le dieu prend la forme d’un sanglier gigantesque, plonge et de ses puissantes défenses, remonte la terre à la surface de l’océan.
On comprend l’importance de ce mythe dans le cas du Cambodge. Contrairement aux autres, cette histoire n’est pas représentée sur les monuments khmers, mais elle est omniprésente dans les inscriptions. Le roi se compare au dieu qui sauve la terre et la conserve dans ses bras.
Le territoire nommé
Bon nombre d’histoires nomment le territoire surgi de l’océan en autant de montagnes qui fixent le paysage au-dessus des eaux, ce qui ressemble bien au paysage khmer lors de l’inondation, quand seuls émergent les sommets des arbres et ici et là quelques collines.
Ces histoires de montagnes surgies de l’océan racontent le sacrifice du crocodile Athon. L’Histoire du Phnom Sampou est la plus connue, en voici une partie :
A douze kilomètres à l’ouest de Battambang se trouvent plusieurs montagnes parmi lesquelles Phnom Sampou, Phnom Krapeu, Phnom Trung Moan, Phnom Trung Tie et Phnom Rumsây Sak.
Voici l’histoire de l’origine de ces monts :
Il y a longtemps vivait un roi du nom de Reachakol. Ce roi régnait sur le Cambodge dans son palais royal au sommet des monts Dangrêk. Le roi aimait tendrement une jeune femme du nom de Suvannamosa. Celle-ci était de basse condition, mais son corps était d’une beauté incomparable. Elle possédait un crocodile doté de pouvoirs magiques, puissant, habile, alerte et vif, qui pouvait tout faire. Très grand, il dépassait pratiquement en taille la jeune femme, qui l’avait appelé Athon .
Quant au roi Reachakol, dès qu’il eut pris la jeune fille pour femme, il fut au fond du cœur la proie d’une certaine gêne, car il pensait en lui-même :
« Je dois trouver une femme digne d’être ma première épouse, car la future reine n’est pas de parfaite condition, il ne serait pas convenable que je fasse procéder à son couronnement ».
Le roi alla en parler à ses parents qui se mirent alors à la recherche d’une femme d’excellente condition pour préparer le couronnement de leur fils. Peu après, ils entendirent parler du roi de Chantapuri qui avait une fille appelée Neang Rumsây Sak : « femme à la chevelure dénouée », car elle avait une chevelure merveilleuse et magique. La jeune femme pouvait, en caressant ses cheveux, transformer à volonté la terre en mer ou la mer en terre.
Les parents du roi Reachakol envoyèrent alors une délégation avec un messager auprès du roi de Chantapuri, pour lui demander sa fille en mariage. Ce dernier accepta. Reachakol ordonna de préparer des cadeaux et de les charger dans une jonque pour faire le voyage en grande pompe, jusqu’au pays de Chantapuri.
Apprenant ceci, Suvannamosa entra dans une vive colère. Elle demanda aussitôt à son crocodile d’aller bloquer le bateau et de le détruire, afin d’empêcher Reachakol d’aller rencontrer Rumsây Sak. Fidèle à ses ordres, le crocodile fila dans l’eau comme une flèche, et se rapprocha de la jonque. A la vue du crocodile énorme, l’équipage fut pris de panique. Certains jetèrent par-dessus bord, en un instant, courges, poules et canards avec leur cage, tout cela à l'intention d'Athon pour qu’il les dévore et s’en aille. Athon s’éloigna du bateau, mais ne voulut rien manger du tout.
Rumsây Sak fut informée de ce qui se passait. Elle glissa alors sa main dans sa chevelure et aussitôt l’eau de la mer s’assécha complètement, se transforma en terre ferme. Prisonnier de la terre, le crocodile manqua d’air et mourut. Mais avant, il battit fortement de la queue, souffla avec force, se débattit dans tous les sens et son corps devint une grande montagne que l’on appelle depuis ce jour Phnom Krapeu, c’est-à-dire : « Montagne du crocodile ». Quant à sa queue et à sa tête, elles donnèrent naissance à deux étangs qui depuis lors s’appellent : les étangs « de la queue et de la tête du crocodile». La jonque se métamorphosa en un mont ayant la forme exacte d’un navire, que l’on appela « Montagne de la jonque » : le Phnom Sampou. Les cages contenant les poules et les canards, jetées par les marins au crocodile formèrent des montagnes portant le nom de « Monts des cages de poules et de canards » : les Phnom Trung Moan et Trung Tie..[4]
Voici donc une histoire toponymique, une carte du Cambodge qui se dessine à partir de montagnes autour du sacrifice d’un crocodile, une histoire assez archaïque et d’importance, parce qu’elle indique aussi que, si les rois khmers ont redécouvert les nâga par l’intermédiaire de l’Inde, le peuple cambodgien marque un tout autre intérêt pour ce crocodile découvreur du territoire que l’on retrouve aussi représenté par endroits dans les bas-reliefs d’Angkor.
Je pense pour ma part que le crocodile joue au Cambodge le même rôle que le dragon que l’on trouve en Chine et dans d’autres pays d’Asie du Sud-Est. Il est d’ailleurs question dans un autre conte d’origine d’un crocodile qui brasse l’eau de l’océan primordial avec sa queue pour en faire de la boue et donner peu à peu naissance à la terre du Cambodge.
Voici donc une histoire toponymique, une carte du Cambodge qui se dessine à partir de montagnes autour du sacrifice d’un crocodile, une histoire assez archaïque et d’importance, parce qu’elle indique aussi que, si les rois khmers ont redécouvert les nâga par l’intermédiaire de l’Inde, le peuple cambodgien marque un tout autre intérêt pour ce crocodile découvreur du territoire que l’on retrouve aussi représenté par endroits dans les bas-reliefs d’Angkor.
Je pense pour ma part que le crocodile joue au Cambodge le même rôle que le dragon que l’on trouve en Chine et dans d’autres pays d’Asie du Sud-Est. Il est d’ailleurs question dans un autre conte d’origine d’un crocodile qui brasse l’eau de l’océan primordial avec sa queue pour en faire de la boue et donner peu à peu naissance à la terre du Cambodge.
Figure 1– Une représentation du mythe d'Athon dans un parc - province de Kompong Thom - (photo J. Dolias).
Outre ces histoires du cycle d’Athon, d’autres légendes nomment peu à peu le territoire. C’est le cas de l’histoire du roi Bayang Kao qui raconte le voyage vers le sud d’un roi khmer dont l’épouse d’une grande beauté est convoitée par le roi du Siam. Fuyant ce dernier, le roi Bayang embarque avec son épouse sur un navire en direction du sud. Plusieurs événements égrènent son voyage qui sont autant d’occasions pour nommer l’endroit où se déroule l’action. Naissent tout au long du parcours un certain nombre de « phum » qui désignent les villages en Khmer.[5]
Ainsi donc tout un ensemble de contes et légendes exprime symboliquement la naissance du territoire khmer hors d’un océan étendu au sud des Dangrêk, qui se constitue autour de Battambang (histoires d’Athon) puis vers le sud (histoire du roi Bayang Kao).
Sortir de l’eau
Mais le destin du peuple khmer ne le borne pas à occuper un territoire émergé de l’océan. Son histoire le relie à un peuple amphibie. Compte tenu de la légende des origines, la jeune fille khmère est symboliquement assimilée à une nâgî. Au moment de l’adolescence, un rite consacre son passage à l’âge adulte et pour cela, dans une cérémonie importante, on procède au « laquage des dents » de la jeune fille, une opération symbolique qui consiste à lui « ôter le venin », à la faire entrer dans l’âge adulte pour qu’elle intègre la communauté, le village.
On noircit les dents avec un mélange de laque et d’huile de noix de coco, puis l’officiant fait le geste de faire sauter les dents de l’adolescente, comme pour lui enlever les crocs à venin.
Il s’agit bien là d’un rite de passage, de rupture avec l’état animal. Ce rite n’est d’ailleurs pas exclusivement khmer, il est commun à bon nombre de peuples d’Asie du Sud-Est, mais au Cambodge, l’origine de ce rituel est une légende indiquant qu’un roi avait une épouse nâgî dont il ignorait la nature, mais qui un jour révéla sa véritable identité en pondant un œuf [6].
Ce que signifient la légende et le rituel qui lui succède, c’est qu’étant donnés leur origine et leur rapport avec le peuple nâga les Khmers doivent dorénavant s’assurer humains, pleinement humains, rejeter le monde aquatique. C’est un moyen de subsister, d’éviter l’engloutissement du royaume sous les eaux et le retour de l’homme khmer à l’état de nâga. Or de nombreuses histoires et légendes, des romans anciens, des contes, mettent en scène des reines pondant subitement un œuf aussitôt rejeté par le roi, des histoires d’êtres mi-humains mi-poissons comme Khyang Sangkh, personnage revêtu d’une conque marine [7].
On trouve aussi des histoires de régression comme celle de cette jeune fille mariée de force à un serpent. Avalée par son « époux », elle est sauvée de justesse par les villageois, mais avilie par son sort et déshonorée, elle se jette à l’eau et se transforme aussitôt en animal « phsot », une sorte de lamantin, animal familier du grand lac [8]. L’homme khmer n’est jamais très éloigné de l’élément liquide d’où il est sorti.
L’au-delà de la mer
Enfin, il y a un nombre important d’histoires qui sont des histoires d’évasion, qui décrivent l’océan comme l’endroit même où surgit le fantastique, une limite au-delà de laquelle se poursuivent les rêves. La mer est alors perçue comme une frontière.
1. Frontière horizontale :
Parfois bien réelle la surface de la mer, menace les héros, sépare les couples. Des tempêtes les jettent sur des rivages étrangers. Mais là-bas, au-delà de l’horizon maritime ou à mi-chemin dans les îles, des destinées se jouent, des accélérations du destin se manifestent qui transgressent le quotidien, transforment les pauvres en riches, les plus humbles en princes, puis en rois.
Les héros des contes rencontrent des êtres fantastiques qui leur donnent des objets qui facilitent le quotidien, des gemmes qui permettent de marcher sur l’océan ou de le franchir en volant.
Ce n’est certainement pas un hasard si le mot khmer « kaev » qui veut dire « pierre précieuse » est aussi un appellatif affectueux que l’on trouve dan bon nombre de prénoms et aussi dans des noms de lieux comme la province de Takeo ou le temple angkorien du même nom.
Figure 2– L' Océan, ouverture vers le monde suprahumain. Représentation picturale d'une épisode du Mahajanaka Jataka (pagode de Kompong Tralach) : la déesse de la mer Manimekhala touchée par le courage et l'énergie du jeune prince Mahajanaka décide de le sauver du naufrage. [Jacqueline & Guy Nafilyan : Peinture murales des monastères bouddhiques au Cambodge. Paris, Maisonneuve & Larose - Editions Unesco, 1997 : 27]
2. Plongée verticale :
Et puis soudain, la surface hostile de la mer s’ouvre. Les héros tels Preah Chinavong, khyang sangkh, tombent au fond de la mer, sont recueillis par des rois nâga, épousent leurs filles, vivent là une vie parallèle, sont rejetés parce que d’essence humaine, reviennent, repartent, mènent plusieurs vies à la fois.
Les Khmers aiment beaucoup ces histoires qu’ils représentent dans les fresques qui ornent les murs des pagodes. C’est le cas de l’histoire de Preah Chinavong par exemple dont l’histoire peinte ornait les murs du Vat Kieng Svay Krau [9].
Les Khmers vivent ainsi par procuration des vies de rêve. L’au-delà de la mer est le lieu de la permissivité, du fantastique, l’endroit des transgressions, là où se réalisent tous les fantasmes pour n’en rendre le réel que plus supportable. Beaucoup de ces histoires sont mises en scène par le théâtre d’ombre, elles sont énormément appréciées, parce que distrayantes.
Conclusion
En parlant de la mer, on retiendra donc l’idée de précarité. Cette précarité vient de ce que le Cambodge est dans les légendes le résultat d’un contrat mythique, naît de l’union d’un roi et d’une reine nâgî dont la dot est la terre du Cambodge, territoire fragile exhaussé de l’eau, constamment menacé d’effondrement, d’immersion.
L’océan, c’est au départ le domaine du crocodile, celui qui d’un battement de queue façonne la terre, c’est Athon dont le corps sacrifié « ancre » le territoire du Cambodge, c’est aussi, mais plus tard, dans ses profondeurs, le royaume des nâga. Le premier en filigrane, les seconds officiellement, s’affirment les ancêtres du peuple khmer.
Les hommes doivent donc sortir de l’océan, se démarquer de l’ancêtre animal. Un rituel détermine pour chaque individu l’instant de la sortie de l’eau, le moment de l’humanisation, précise qu’il y a un temps pour le rêve, pour la fantasmagorie, mais qu’à la sortie de l’enfance vient le temps de la vie sociale, des responsabilités. La cérémonie du laquage des dents à la fin de l’adolescence, fait perdre l’« odeur de poisson », « casse » les crocs, élimine le venin.
Les romans, les contes et les légendes se chargent d’organiser une respiration, un appel d’air. Quand il s’agit de l’océan, c’est de transformations qu’il s’agit, d’unions avec les nâgî, de vols au-dessus des eaux, de marches accélérées sur les flots. Les destinées s’émancipent, les barrières sociales s’écroulent et les serviteurs deviennent rois, comme dans une vie rêvée. Ceci explique le succès des représentations du théâtre d’ombres, et des conteurs, l’intérêt pour les peintures des monastères, qui décrivent cet espace de rêve. L’océan est une limite pour la transgression, une limite pour échapper au destin.
Jacques DOLIAS
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(1) Chroniques royales du Cambodge (des origines légendaires jusqu’à Paramarâja 1er), traduction française avec comparaison des différentes versions et introduction par Mak Phoeun. Paris. Collection des textes et documents sur l’Indochine N° XIII, Ecole Française d’Extrême-Orient, 1984, pp. 35-44.
(2) Prajum Rîoen bren Khmèr, Recueils des contes et légendes cambodgiens, rassemblés par la Commission des Mœurs et Coutumes du Cambodge, édités par l’Institut de l’Asie du Sud-Est. Paris 1981-1982, texte khmer (ab. Prajum) – Volume 9, n° 24, pp. 131-132.
(3) Chroniques royales du Cambodge, op. cit. pp. 113-115.
(4) Prajum,op. cit., volume V, n°12, p.142.
(5) Ibidem, volume V, n°6, p.80.
(6) Eveline Porée-Maspero, « Nouvelle Etude sur la nâgî Somâ », Journal Asiatique, tome CCXXXVIII, Paris 1950, fasc. n°2, Récit Cb.
(7) Khing Hoc Dy, Contribution à l’histoire de la littérature khmère, Paris, L'Harmattan, 1990, volume 1, pp. 156-158.
(8) Prajum, op. cit, volume IV, n° 2, p.12 (Histoire de naissance de l’animal Phsot) / Solange Thierry, Le Cambodge des contes, Paris, L'Harmattan, 1985, pp. 143-148.
(9)Michel Jacq-Hergoualc’h, Le roman source d’inspiration de la peinture khmère à la fin du XIXè siècle et au début du XXè siècle. L'histoire de Preah Chinavong et son illustratiion dans " sâlâ" de Vat Kieng Svay Krau, Paris, Publication EFEO, 2 tomes, 1982 : 168p & 147p.
Bibliographie
Ang Chouléan, Les êtres surnaturels dans la religion populaire khmère, Paris, Cedoreck, 1986, 349 p.
Forest Alain, Le culte des génies protecteurs au Cambodge. Analyse et traduction d’un corpus de textes sur les neak ta, Paris, L’Harmattan, 1992, 254 p.
Porée-Maspero Eveline, Etude sur les rites agraires des Cambodgiens, Paris-La Haye, Editions Mouton & Cie, 3 tomes, 1962 (pp. 1-282), 1964 (pp. 291-569), 1969 (pp. 579-983).
Przyluski Jean, « La princesse à l’odeur de poisson et la nâgî dans les traditions de l’Asie orientale », Etudes Asiatiques, publiées à l’occasion du 25ème anniversaire de l’Ecole Française d’Extrême-Orient, Paris, Juillet 1923, pp. 265-284.
Thierry Solange, Les Khmers, Paris, Collection « Le temps qui court », n°33, Editions du Seuil, 1964, 190 p. (Réédition Kailash, Paris, 1996).
ZOOM SUR LES TRAVAUX DES MEMBRES
Mikaelian, Grégory : Recherches sur l'histoire du fonctionnement politique des royautés post-angkoriennes (c. 1600-c. 1720), appuyées sur l'analyse d'un corpus de décrets royaux khmers du XVIIe siècle. Thèse de doctorat d'histoire moderne (sous la direction de Monsieur Denis Crouzet), Université de Paris-IV - Sorbonne, U.F.R. Occident moderne, I.R.C.O.M., 3 volumes (Livre Premier, 364 p.; Livre Deuxième, 850 p.; Annexes, 278 p.).
Poser la problématique
Fondée sur l'exploitation de 19 codes juridiques khmers du XVIIe siècle, restés jusqu'ici ignorés ou rarement étudiés, en raison d'une transcription itérative sur des supports périssables semant le doute sur leur fiabilité, l'étude s'attache à prouver l'historicité du corpus, puis à en dégager la portée relativement au fonctionnement politique des royautés post-angkoriennes. Suite au traumatisme induit par la prise de leur capitale, Longvek, par les Thaïs en 1594, les dynastes khmers refondent leurs institutions en important les techniques de gouvernement des vainqueurs.
Si dans le premier XVIIe siècle la mise en place d'une réforme médiatisée par des codes autorise un redressement spectaculaire, elle entraîne de telles tensions politiques que le pays sombre dans la guerre civile dans la seconde moitié du siècle. En imposant des techniques d'encadrement rigides du haut en bas de l'appareil d'Etat, la Couronne a contrarié les structures sociales autochtones préexistantes, enclenchant ainsi une crise structurelle du pouvoir.
Pour en savoir plus :
Position de la thèse
Notes & documents
En accord avec le principal intéressé, professeur à l'Université Paris 7 et spécialiste du Cambodge, l'AEFEK met à la disposition de ses internautes trois articles d'Alain Forest - téléchargeable au format .pdf -.
Dans le cadre de cette diffusion en ligne, chacun des articles bénéficie d'un commentaire additionnel de l'auteur, mettant ainsi en relief ses recherches sur les discours et représentations traditionnelles au Cambodge.
I - « Essai sur la royauté déchirée. A propos de quelques études récentes sur le Cambodge : pour un traitement historique des textes », in : Marie-Alexandrine Martin (ed.), ASEMI (Cambodge-I), XIII, 1-4, 1982, p. 59-80.
II - « Cambodge : un mythe méconnu d'origine ? », Cahiers de l'Asie du Sud-Est (en hommage à Mme Solange Thierry), nº 29-30 (1991), p. 281-295.
III - (avec M. Mak Phoeun) « Le temps d'Angkor dans les chronique royales khmères », in : Nguyên Thê Anh et Alain Forest (eds), Notes sur la culture et sur la religion dans la Péninsule indochinoise, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 77-106.
A SIGNALER
Olivier de Bernon (Traduit du khmer, présenté et annoté par), Voyage en France du roi Sisowath, Paris, Mercure de France, collection Le Temps retrouvé, 2006, 267 p.
Le roi Sisowath (1840-1927)
Note de l'éditeur :
" En 1906, le roi Sisowath du Cambodge, alors sous protectorat français, entame un voyage en France et en confie la relation à son ministre, l’Okna Veang Thiounn. Le roi veut prouver à ses sujets que la délégation d’une partie de leur souveraineté dans les mains d’une puissance protectrice n’entame pas la majesté des rois khmers. De son côté, le gouvernement français entend utiliser cette visite royale dans le débat qui agite alors la France à propos de sa politique coloniale. Parti de Phnom Penh le 7 mai 1906, le roi arrive à Marseille – via Ceylan, Singapour, le canal de Suez et les côtes de la Sicile – le 10 juin, à l’occasion de l’Exposition coloniale. Avec sa cour et les turbulentes danseuses du Ballet royal, il poursuit vers Paris, où alternent visites officielles (rencontre avec le président de la République, Armand Fallières, et ses ministres) et d’agrément (courses d’Auteuil, Jardin d’Acclimatation, faïencerie de Sèvres). Chacune des apparitions publiques du monarque déclenche l’enthousiasme : sa bonhomie de grand-père et ses manières de divinité charment les foules et subjuguent le protocole… Truffé de conseils pratiques et de notations cocasses, ce récit inédit est un document exceptionnel. "
Insistons sur un point :
Le récit de voyage fait par un haut dignitaire de l’entourage royal, l’Okna Thiounn, ministre du Palais, opte pour un style narratif et limitant volontairement le Verbe mandarinal « médiatisé » sur la forme. Les « affaires sérieuses » ne se traitent pas sur le banc public. Par contrecoup, la lecture du récit peut accréditer l’idée d’une circumambulation « festive et joyeuse » d’un roi oriental dans le pays de son protecteur. Dans le droit fil, comme le note Olivier de Bernon, de l’intérêt français de l'époque à présenter ce voyage comme un exemple de réussite de la politique coloniale. Pourtant, se limiter à cet angle de lecture, c'est biaiser le sens de ce voyage. Du côté cambodgien, au-delà de l’apparat et du protocole, le voyage du roi Sisowath en France est avant tout un voyage politique par le plus haut représentant politique khmer pour discuter de l’avenir de son royaume. En clair, le roi entend peser sur le traité frontalier franco-siamois en cours de discussion et alerter les plus hautes autorités françaises sur la priorité affichée par le Trône pour le retour sous souveraineté khmère des provinces de Battambang, Siemreap et Sisophon - provinces sous orbite siamoise depuis plus d'un siècle -. Relisons à ce propos un extrait d'un article contemporain à ce voyage et publié dans la revue A travers le Monde (6 juillet 1907): "Quand Sisovath le [Norodom] remplaça sur le trône, il déclara qu'il voulait se rendre en France pour obtenir du Président de la République lui-même, l'assurance que le royaume du Cambodge recouvrerait ses anciennes frontières du côté du Siam. Au cours d'un dîner à l'Élysée il prononça un toast tellement significatif que l'interprète n'osa pas le traduire littérament . «La France, déclara Sisovath, ne peut pas oublier que le Cambodge a au flanc une plaie profonde faite par son ennemi, le Siam. Depuis plus d'un siècle mon pays pleure ses provinces perdues. Lui aussi a son Alsace-Lorraine. Le roi, mon prédécesseur, est mort sans avoir pu déposer d'offrandes sur les autels d'Angkor en l'honneur de ses ancêtres qui régnèrent sur cette ville. Me faudra-t-il aller le rejoindre sans lui porter l'heureuse nouvelle que le désir de toute sa vie est enfin exaucé ? Je vous demande, Monsieur le Président, de m'épargner une pareille douleur » . Un objectif enfin atteint par le traité franco-siamois du 23 mars 1907.
Voici l'article dans son intégralité (à télécharger) :
Francis Mury : "Autour du Traité franco-siamois : Chula-long-Korn et Sisovath", A Travers le Monde, n° 27, 6 juillet 1907 : 209-212.