LE LEGS DE L'ORIENTALISME FRANÇAIS
UN HERITAGE Á EXPLOITER
FERRAND, Gabriel (1864-1935)
Itinéraire d’un savant-diplomate
Tenter de retracer le parcours du savant orientaliste Gabriel Ferrand, c’est suivre un itinéraire émaillé d’interstices. À notre connaissance, mis à part une note nécrologique de Gaudefroy-Demombynes dans le Journal asiatique de 1935 et un hommage-souvenir en néerlandais du doyen des Études islamiques, Christiaan Snouck Hurgronje, dans le Jaarboek 1934-1935 [1], aucune étude détaillée sur l’homme et sur son travail n’a été rendu public, aucune solide bibliographie n’a été publiée [2]. Certes, sa situation professionnelle dénote un statut atypique dans le monde de la recherche. Son curriculum vitae révèle en effet une longue carrière consulaire au service de la diplomatie française. Ce qui ne l’a pourtant pas empêché de publier dans le même laps de temps, et au-delà, des travaux de premier plan et reconnus comme tels par le monde universitaire, autant sur le monde malgache que sur les échanges et les contacts à travers l’océan Indien, mare islamicus jusqu’au XVe siècle. C’est pourquoi les ratés à la mémoire du savant sont à rechercher dans un autre registre. Occupé qu’il était par sa carrière administrative et par ses travaux orientalistes, il n’a pu s’engager dans la formation de disciples [3]. Contrairement à une pratique répandue dans l’orientalisme français, ici, faute de candidat, aucun élève n’a rendu hommage au maître.
Huit décennies plus tard, reconstituer le puzzle s’avère délicat. Cela étant, les informations glanées sur la toile ou dans différents ouvrages et revues, une fois mises bout à bout, offrent un clair-obscur sur un des orientalistes français les plus méconnus de sa génération. Voici donc cet itinéraire de vie de l’érudit.
I. La découverte d’une vocation dans la Corne de l’Afrique
Paul Gabriel Joseph Ferrand est né le 22 janvier 1864 à Marseille. En 1882, à 18 ans, le jeune Ferrand, engagé par la maison de commerce lyonnaise « Mazeran, Viannay, Bardey et Cie», est envoyé dans la ville portuaire de Zeilah, sur la côte somalienne en face du golfe d’Aden où la maison-mère a ouvert une succursale. C’est son premier contact avec le monde arabico-africain. Un contact qui ne se réduit pas à terme au seul négoce du café d’Abyssinie. De par les contacts avec les autochtones du fait de son quotidien professionnel, de par les liens distendus avec un Occident lointain, se développe chez lui une curiosité intellectuelle pour la langue et à la culture somaliennes. Par la suite, si, pour anecdote, on peut rappeler que par ses déplacements entre Zeilah et Aden, il a fait la connaissance d’Arthur Rimbaud qui se trouve lui-aussi dans la région au même titre d’employé de la maison « Bardey » [4], on peut supposer que c’est par les contacts avec un de ses patrons, Alfred Bardey, membre de la Société de géographie de Paris et son correspondant sur place, qu’il va être mis en relation avec le monde de l’enseignement orientaliste.
En 1883, il quitte son emploi, séjourne à Alger et suit des cours à l'École supérieure des Lettres d'Alger, un haut-lieu de formation des études orientales. Bénéficiant du soutien et des cours du Doyen et directeur de l’École, René Basset, arabisant et berbérisant de renom, il est formé aux langues et aux cultures du monde arabe et de la Corne de l’Afrique. Ces années d’études favorisent la naissance d’un lien d’amitié entre le maître et l’élève. Preuve de ce lien pérenne, en 1924, Gabriel Ferrand fera la nécrologie de son mentor dans le Journal asiatique [5].
Ce bel hommage fait apparaître des indices qui peuvent éclairer certaines parties de son propre cheminement intellectuel et professionnel. Faut-il voir dans ce premier extrait les premiers souvenirs du jeune ex-négociant de Zeilah franchissant les portes du bureau de René Basset ? : « A la première visite d’un futur élève, français ou indigène, il ne réclamait que de la bonne volonté et un travail assidu. Une incomplète instruction générale ne lui parut jamais vice rédhibitoire : il y suppléait par des conseils appropriés et des directions spéciales destinés à combler l’insuffisance de préparation du candidat. » (p. 139). Faut-il voir dans ce second extrait un rappel implicite du rôle joué par René Basset dans son orientation vers la carrière diplomatique, de par les contacts établis entre le Doyen et le ministère des Affaires Etrangères ? : « Un jour, je ne sais par qui ni comment, le Ministre des Affaires Etrangères apprit l’existence de ce professeur algérien dont on avait vanté la valeur à quelque haut fonctionnaire de ce département. Par une initiative sans précédent, on lui fit offrir le grade de consul général et les fonctions de chargé d’affaires à Tripoli de Barbarie. Basset avait à peine dépassé la trentaine [1886-1887 ?] ; l’offre était alléchante, car elle permettait d’escompter une brillante carrière future : il refusa. » (p. 139).
II. Le diplomate au service du savant
Quoi qu’il en soit, Gabriel Ferrand, lui, ne refusera pas cette opportunité professionnelle. Mais ce choix ne le détournera pas pour autant de son attrait pour les études en sciences humaines. Tout le long de sa carrière professionnelle, le diplomate et l’orientaliste seront les deux profils du même personnage. Le premier nourrissant le second par les contacts sur le terrain et par les possibilités d’accéder aux sources locales.
Ainsi, les publications contemporaines liées aux études malgaches font régulièrement références aux travaux de Gabriel Ferrand sur l’histoire, la linguistique, l’ethnographie de la Grande Île (cf. la partie «Bibliographie»). Mais, faut-il le rappeler, l’intérêt porté par Ferrand à Madagascar et aux apports culturels exogènes (du monde arabe, du monde malais) ne s’est pas déclenché sous les lambris d’une bibliothèque parisienne. La genèse de cette production scientifique a bien évidemment en toile de fond l’affectation du jeune diplomate au poste de vice-consul à Madagascar (de 1887 à 1896).
Par la suite, sa carrière consulaire se poursuit par de nouvelles affectations : vice-consul à Bender-Bouchir en Perse (1898), puis au Siam à Oubone (1899-1902), enfin à Recht, ville persane sur les bords de la mer Caspienne (1903-1904). Suivant le schéma préétabli, l’orientaliste élargit son centre d’intérêt vers le grand large oriental de l’océan Indien. À son retour en Europe en 1905, le turc, le persan et le malais accompagnent désormais le savant polyglotte. Cette même année, du côté de la chancellerie, il est promu consul et envoyé en poste à Stuttgart (Allemagne); poste qu’il occupe jusqu’en 1913. Pour clore ce chapitre diplomatique, entre 1915 et 1919, on le retrouve aux Etats-Unis comme consul général à la Nouvelle-Orléans et, il terminera sa carrière consulaire avec le titre de ministre plénipotentiaire.
Ces huit années de présence sur le sol allemand lui offrent de précieux allers-retours vers Paris; des séjours parisiens durant lesquels il en profite pour fréquenter avec assiduité les salles du département des manuscrits orientaux de la Bibliothèque nationale. Poursuivant le travail de Joseph Toussaint Reinaud, ancien conservateur dudit département, il s’engage à son tour, à travers le prisme des avancées historiques et philologiques de son temps, à traduire, annoter et commenter les textes de géographie humaine des voyageurs et navigateurs médiévaux du monde musulman au contact de leur propre Orient (de l’Inde à la Chine). Autant de matériaux traités qui sont mis à la disponibilité de la communauté scientifique (cf. son Relations de Voyages et textes géographiques arabes, persans et turks, relatifs à l'Extrême-Orient du VIIIe au XVIIIe s). Vers la cinquantaine, son intérêt croissant pour l’histoire de l’Extrême-Orient l’amène à se lancer dans l’étude du chinois (sur les conseils de Paul Pelliot ?). Résultat, en exploitant les sources littéraires moyen-orientales, malaises et chinoises sur la longue durée, il contribue à battre en brèche l’idée que l’histoire de la navigation interocéanique dans l’océan Indien débute avec l’arrivée de Vasco de Gama en 1498 (cf. « Le K’ouen Louen et les anciennes navigations interocéaniques dans les mers du Sud », Journal asiatique ). Sur le passé de l’Asie du sud-est, il contribue à la mise en œuvre de l’historiographie des États de la région en exploitant le corpus de textes anciens moyens-orientaux et asiatiques faisant écho de témoignages directs ou rapportés d’itinérants de passage dans la zone (cf. « L’empire sumatranais de Çrīvijaya », Journal asiatique).
III. Parmi ses pairs orientalistes
Très vite, le diplomate Gabriel Ferrand est considéré comme un membre à part entière du milieu savant des orientalistes. En 1909, il obtient un doctorat d’Université pour une thèse de linguistique comparée entre le malais et le malgache; thèse soutenue à la faculté des Lettres de l’Université de Paris. Mais sans attendre ce titre universitaire, ses travaux sont reconnus : ils sont régulièrement cités dans les renvois bibliographiques des publications scientifiques et sont signalés dans des comptes rendus de revues orientalistes de premier plan telles que le Journal asiatique, le BEFEO ou la revue Syria. Coopté par ses pairs, il est membre de la société asiatique et de la société de linguistique de Paris (1901).
En 1920, après une longue carrière consulaire, le jeune retraité prend la suite de Louis Finot comme rédacteur du Journal asiatique jusqu’à son décès en 1935. En 1923, il reçoit le prix « Herbert Allen Giles » de la Société asiatique de Paris pour son étude sur « L’empire sumatranais de Çrīvijaya ». Sa notoriété dépasse le seul cadre hexagonal. Il entretient ainsi une correspondance régulière avec ses collègues néerlandais (Hendrik Kern, Christiaan Snouck Hurgronje). Il est d’ailleurs membre de l’Académie royale néerlandaise des arts et des sciences (KNAW) depuis 1921. Symbole de cette relation de travail et d’amitié, lors du XVIIIe congrès des Orientalismes qui a lieu à Leiden (7-12 septembre 1931), il est invité par le comité d’organisation batave à intervenir sur Les géographes arabes et l'océan Indien; et parmi les autres membres de la délégation française, on trouve Sylvain Lévi, Paul Pelliot, Louis Massignon, Jean Przyluski, Henri Maspero… que du beau monde !
Gabriel Ferrand décède le 31 janvier 1935 à Paris.
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[1] Gaudefroy-Demombynes, Maurice, « Nécrologie, Gabriel Ferrand », Journal asiatique, vol. 227, 1935 : 141-143; Snouck Hurgronje, Christiaan, « Levensbericht G. P. J. Ferrand », Jaarboek, 1934-1935, Amsterdam : 223-228.
[2] Ce constat est atténué en ce qui concerne la partie de ses travaux sur la géographie, la cartographie et la navigation du monde musulman dans l’océan Indien : cf. ce travail de compilation et d’édition des textes de Gabriel Ferrand par l’institut des Études islamiques de l’Université Johann Wolfgang Goethe (Francfort-sur-le-Main) : Fuat Sezgin (Collected and reprinted by) ; Mazen Amawi, Carl Ehrig-Eggert, Eckhard Neubauer (in Collaboration with), Studies by Gabriel Ferrand on Arab-Muslim Geography, Cartography and Navigation, Frankfurt am Main, Institute for the History of Arabic-Islamic Science at the Johann Wolfgang Goethe University, 1994, 3 vol., 354 p., 377 p., 342 p.
[3] De cause à effet, mise à part une série de conférences données à partir de 1929 à École pratique des hautes études, Section des sciences historiques et philologiques, sur la partie « Géographie ancienne », son profil de savant ne révèle nulle trace d’enseignement et d’ancrage dans le milieu universitaire.
[4] Cf. Caussé, Alban & Desse, Jacques, « Rimbaud, Aden 1880. Une photographie », La revue des deux mondes, septembre 2010. [article en ligne avec des suppléments photographiques sur le blog, http://culturevisuelle.org/blog/6493]
[5] Ferrand, Gabriel, « Nécrologie, René Basset (1855-1924) », Journal asiatique, vol. 204, 1924 : 137-141.
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